Les utopies technologiques face aux limites du monde physique

Publié par Bertrand Vaillant le

Autour de : Philippe Bihouix, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Paris, Seuil (coll. « Anthropocène »), 2019

Cet essai de l’ingénieur Philippe Bihouix prend la forme de dix « promenades », en hommage aux Rêveries de Rousseau, promenades au fil desquelles il parcourt la litanie des promesses technologiques plus ou moins farfelues qui ont accompagné les temps modernes, pour mieux mettre en évidence leur échec ou leur impossibilité, face aux contraintes du monde physique et à la complexité de nos sociétés. La filiation rousseauiste tient surtout dans cette critique de la modernité comme progrès technique et scientifique qui ne s’accompagnerait pas d’un progrès moral, qui abîmerait un homme inséré dans des sociétés toujours plus complexes, plus rapides, plus incompréhensibles, et voué à n’assouvir sa rivalité mimétique que dans la consommation de biens positionnels. Si l’apport du livre est surtout dans l’utile rappel, par un ingénieur attentif aux limites physiques de la nature, du caractère irréalisable des utopies technologiques dont est friande la Silicon Valley, on y note également le souci de replacer notre rapport à la technique dans une perspective anthropologique, qui mobilise à plusieurs reprises Rousseau et René Girard, et qui doit beaucoup au Mythe de la machine de Lewis Mumford, régulièrement cité. Cet historien américain proposait, dans son livre de 1966, une histoire critique et sur le temps très long de la place de la technique dans les sociétés humaines. Pour Mumford, le langage, et non l’outil ou la machine, est la clef de l’hominisation et des progrès de l’espèce humaine, la machine sous différentes formes étant au contraire la cause de son asservissement. Le lecteur familier de ces questions sous l’angle technique comme sous l’angle de l’histoire de l’homme et des idées ne fera pas nécessairement de découverte renversante en lisant ce livre, mais l’ouvrage a le grand mérite de remettre au clair une série de points essentiels à avoir en tête pour penser une transformation efficace de nos sociétés insoutenables. Cela en fait un très bon livre à lire par ceux qui se posent encore des questions sur l’espoir qu’on peut raisonnablement avoir dans le « techno-solutionnisme » qu’on nous vend en toute occasion, comme dans les « éco-gestes citoyens » et autres petits pas individuels du « consomm’acteur ».

Critique des utopies technologiques

Philippe Bihouix propose une petite « taxinomie des promesses écologiques » contemporaines qui font la une des magazines :

Les utopies « cornucopiennes » (de la corne d’abondance) affirment que le progrès technique et scientifique nous donnera « accès à de nouvelles ressources, énergies, matières, services, en quantité prodigieuses pour ne pas dire illimitées » (20). Ces promesses d’énergies propres, peu chères et illimitées qu’il ne resterait qu’à exploiter (l’énergie marine, le stockage illimité de l’énergie éolienne et solaire par l’hydrogène promise par Jeremy Rifkin), de batteries surpassant toutes les limites actuelles promises par Tesla, de villes « intelligentes », de transports ultra-rapides comme l’Hyper-Loop, de progrès fulgurants du recyclage ou de l’agriculture… nous permettent de ne pas songer au nécessaire effort de sobriété auquel nous devrions nous soumettre.

Les utopies « techno-esclavagistes », elles, promettent le remplacement de l’humain dans tous les domaines utiles par des robots et des machines informatiques rendues toujours plus performantes grâce aux progrès – il est vrai remarquables – de la miniaturisation et de l’efficacité des puces électroniques, et grâce au traitement des énormes quantités de données disponibles. Elles font rêver depuis longtemps à gauche au moins autant qu’à droite, puisqu’elles rendent pensable une société entièrement libérée du travail pénible.

Les utopies transhumanistes ou « anthropo-augmentistes » misent sur l’amélioration de l’humain par la technique : « progrès fulgurants de la médecine thérapeutique et de la chirurgie, des connaissances sur les mécanismes du vieillissement, de la régénération, du fonctionnement des gènes, mais aussi développement d’interfaces hommes-machines… » (26). Elles font rêver les milliardaires californiens, qui n’ont plus rien d’autre à acheter que l’immortalité.

Les utopies « réparatrices » enfin, naturellement en plein essor, promettent la réparation des dégâts déjà occasionnés à la nature : villes-forêts ou revêtements captant la pollution de l’air, dépollution des océans, reforestation à grande échelle par des drones planteurs de graines, résurrection d’espèces disparues grâce à la manipulation génétique ou encore projets de géo-ingénierie visant à refroidir le climat, toutes ces promesses suscitent un espoir bien compréhensible de restauration de la nature, tout en risquant de minimiser la gravité de dégâts désormais conçus comme bientôt réparables – sans compter les risques considérables qu’il y a à jouer aux apprentis-sorciers, en modifiant la composition de l’atmosphère ou en déployant des dizaines de milliers de drones – pour des causes toujours plus nobles, cela va de soi.

fresque allegorique l'homme controleur de l'univers
L’Homme contrôleur de l’univers, fresque de Diego Rivera, 1934 (Mexico).

L’auteur présente une petite généalogie des utopies technologiques de Francis Bacon à Elon Musk, largement empruntée à Mumford, qui se concentre essentiellement sur les espoirs et les prédictions plus ou moins raisonnables suscitées par l’essor de la science appliquée, et laisse de côté (c’est un peu dommage) la dimension morale et politique qui les accompagne souvent. La Nouvelle Atlantide de Bacon et la Cité du Soleil de Campanella marqueraient l’entrée dans l’ère des « utopies de moyens » dans lesquelles le perfectionnement techno-scientifique supplanterait ou suffirait à favoriser la vertu et l’harmonie sociale des utopies passées, comme la République de Platon. Ce que P. Bihouix cherche avant tout à mettre en lumière, c’est l’emballement toujours plus enthousiaste des prophètes du progrès techniques qui, plutôt raisonnables à la Renaissance, se mettent à promettre au XVIIIe et XIXe siècle la vie éternelle, le libre voyage dans l’espace ou la fin du travail, et dans des délais toujours plus courts. On y trouve bien sûr les utopies socialistes qui veulent mettre la machine au service des travailleurs, et les premières grandes critiques de l’asservissement à la machine. Toutes ces promesses d’avenir exprimeraient à la fois les limites immuables de la conditions humaines que l’on rêve de dépasser et les espoirs et craintes du moment :

Que voit Winwood Reade à l’époque des grandes famines du XIXe siècle ? La production d’une nourriture abondante. Que voit Marcellin Berthelot à la fin du XIXe siècle ? La fin des grèves dans les mines de charbon. Que voit Herman Kahn ? La conquête spatiale et l’installation sur la Lune, à l’instant même où la concurrence fait rage entre les États-Unis et l’URSS. Que voit Buckminster Fuller ? La possibilité d’apporter le confort à tous les habitants de la planète, quand justement la question d’un partage plus équitable des ressources se pose, dans les années de décolonisation et de guerre froide.P. Bihouix, Le bonheur était pour demain, p.79

Les promesses du « techno-solutionnisme » ne sont-elles pas toutefois bien plus nombreuses et visibles aujourd’hui, et toujours plus détachées des fins morales et politiques pour ne plus promettre que des moyens ? L’auteur propose quelques pistes pour expliquer l’omniprésence de tels discours : un pur « effet de volume » dû à l’énorme quantité d’informations qui circule, mais aussi une organisation sociale « qui fait que de nombreux acteurs de la chaînes de transmission ont intérêt à « faire du buzz » et à montrer que « le monde bouge » bien plus vite qu’on ne le croit » (81). C’est notamment le cas des grandes entreprises, qui ont tout intérêt à faire miroiter des lendemains qui chantent (faits de smart grids et de blockchain) pour attirer l’investissement privé et public, plutôt qu’à attirer l’attention sur le présent. Il cite également le rôle des intellectuels techno-optimistes des années 70, toujours bien placés dans le discours dominant, dans le façonnement des imaginaires (Ray Kurzweil, Jacques Attali, Joël de Rosnay, Jeremy Rifkin, Michel Serres…), et celui d’une science-fiction qui à force d’alerter sur les futurs post-apocalyptiques nous y a plutôt accoutumés et mithridatisés. (Notons que depuis, Don’t Look Up a plutôt bien réussi à jouer ce rôle d’alerte, mais en parlant du présent plus que du futur, et en poussant à fond tous les curseurs du cynisme.)

Mad Max – Fury Road n’est pas sans proposer des « low tech » adaptées au monde (presque) sans pétrole

Mais ces promesses toujours plus grandioses voient aussi leurs ambitions accrues et leurs délais de réalisation toujours raccourcis par l’accélération de nos sociétés, accélération de fait mais aussi accélération anticipée par ceux qui voient le progrès comme une courbe exponentielle, au nom de laquelle il faut innover toujours plus vite, puisque le taux de croissance lui-même ne doit jamais cesser de croître, et le progrès d’accélérer. Cependant, suggère l’auteur dans une intéressante reprise de l’anthropologie de Mumford, on a de bonnes raisons de penser que l’aversion au changement est une force puissante de la psyché humaine, qui s’est constituée non par et pour l’innovation permanente, mais au contraire autour de la préservation presque maniaque des savoir-faire et des traditions ancestrales. C’est donc « la baïonnette dans le dos » qu’une humanité rétive est aujourd’hui sommée de s’adapter à des bouleversements permanents, au nom du culte « néo-schumpeterien » de l’innovation, alors même que la plupart d’entre nous n’a aucun désir de voir son monde bouleversé par des « disruptions » futuristes. Cela ne fait évidemment que redoubler les efforts de persuasion des entreprises et des gouvernements qui tentent de rallier ces indécrottables Homo sapiens (dont les fameux Gaulois réfractaires) à la cause du « monde qui bouge ». On pourrait d’ailleurs ajouter que c’est bien cette même aversion au changement qui pousse au contraire les techno-optimistes à croire, parfois avec une facilité déconcertante, qu’on trouvera bien des solutions pour éviter de changer de mode de vie.

Enfin, ces promesses peuvent d’autant plus occuper le devant de la scène médiatique qu’elles restent sagement en-dehors de toute proposition de changement politique, au contraire des utopies humanistes et socialistes.

Retour aux limites du monde physique

Les mises au point de Philippe Bihouix sur les limites physiques de ces utopies technologiques sont bienvenues. Vous rêvez d’un monde où dix milliards d’êtres humains vivraient heureux dans des villes végétalisées, intelligentes et quadrillées de Tesla autonomes, nourris d’OGM poussés en cultures hydroponiques, et recyclant totalement leurs iPhones 36 grâce à l’économie circulaire ? L’ingénieur Bihouix vous rappelle sur Terre, une Terre dont les limites physiques (celles de la nature et celles de l’état actuel de nos sociétés) ne peuvent plus être ignorées.

Certaines limites tiennent à l’impossibilité de déployer les technologies que l’on pourrait inventer à la bonne échelle de temps et d’espace. C’est « l’effet parc installé » : nos sociétés reposent sur de grandes infrastructures ou « macrosystèmes techniques » (97) à forte inertie, qui ne se modifient que lentement et à l’échelle de décennies. L’inertie est redoublée lorsqu’il faudrait renouveler d’un coup la totalité des équipements pour que les bénéfices soient réels, comme avec les voitures autonomes supposées se coordonner entre elles et qu’il faudrait substituer d’un coup aux voitures traditionnelles. D’autres limites tiennent aux quantités toujours croissantes de ressources nécessaires :

Les énergies renouvelables sont inépuisables et disponibles en quantités colossales. Mais il faut des éléments chimiques, notamment des métaux, pour capter, convertir, stocker, utiliser ces énergies. Les services numériques s’appuient sur une infrastructure bien réelle (terminaux, serveurs, bornes Wifi, antennes relais, routeurs, câbles terrestres et sous-marins, satellites, centres de données…) qui consomme déjà 10% de l’électricité mondiale et nécessite de nombreux métaux rares (argent, lithium, cobalt, étain, indium, tantale, or, palladium…), dont la disponibilité, en quantité suffisante et de manière « durable », est sujette à caution.P. Bihouix, Le bonheur était pour demain, p. 101

Le recyclage ne fournit pas une réponse adaptée toutes choses égales (ou plutôt croissantes) par ailleurs, d’autant moins que les objets technologiques comme les smartphones sont faits de tant de métaux, d’alliages et de composants imbriqués qu’ils sont toujours plus difficiles à recycler. Tout le contraire des « low tech » plus simples, plus durables, réparables et recyclables que l’auteur défendait dans un précédent livre1P. Bihouix, L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014..

Il rappelle encore combien la « dématérialisation » de notre économie est une chimère, au vu de la consommation d’énergie et de matériaux que nécessitent les services numériques, et leur explosion exponentielle dans le futur « smart » des voitures connectées et de la domotique. Qu’est-ce qui permet aux optimistes comme le gourou Ray Kurzweil (aujourd’hui directeur de l’ingénierie chez Google) d’y croire ? C’est que le progrès exponentiel semble exister dans le domaine électronique : la « loi de Moore », prédisant le doublement tous les deux ans du nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium à coût constant, se vérifie empiriquement avec une impressionnante précision, permettant des machines toujours plus miniaturisées et puissantes2L’industrie touche aujourd’hui aux limites physiques de la miniaturisation et de la loi de Moore (Wikipedia).. Mais la puissance de calcul n’est pas tout : encore faut-il éviter que la consommation énergétique nécessaire n’augmente elle aussi de façon exponentielle ! L’auteur souligne cette distinction des ordres de manière éclairante :

À croire qu’il est plus facile de manier des photons, particules sans masse, dans des transistors et des fibres optiques, que des électrons, dans des réseaux électriques et des batteries : il n’y a pas de loi de Moore dans le monde physique de l’énergie.P. Bihouix, Le bonheur était pour demain, p. 100

Le désormais célèbre « effet rebond » met le dernier clou au cercueil du techno-solutionnisme : il désigne la tendance pour l’instant toujours vérifiée à l’augmentation de la consommation à mesure que les machines deviennent plus puissantes, plutôt qu’à la sobriété que permettraient ces gains de productivités. Les moteurs d’avion moins consommateurs, en facilitant les vols low cost, ont ainsi accru le nombre de vols bien plus qu’ils n’ont réduit les émissions de gaz à effet de serre. L’Internet à très haut débit a accru le volume et le poids des fichiers, des images, des vidéos, des sites web plutôt que d’afficher plus vite les mêmes contenus.

La troisième promenade offre un florilège des gadgets petits et grands promis par les start-up et les multinationales à la pointe des nouvelles technologies, du bikini connecté à l’Hyperloop, et interroge la réalité de cet apparent déferlement à venir d’objets futuristes. L’auteur penche pour l’écran de fumée marketing, et cite trois raisons pour lesquelles des projets pharaoniques et peu réalistes arrivent étonnamment à être financés : l’hyper-concentration des richesses qui en donne le pouvoir à des milliardaires mégalomanes, le financement de projets spectaculaires à fonds perdus par des multinationales comme outil marketing, et la masse de monnaie créée par les politiques de quantitative easing, qui doit bien trouver des débouchés et alimente des bulles spéculatives.

Les utopies alternatives – et leurs limites

Les quatrième et cinquième promenades sont consacrées aux grandes familles de propositions alternatives écologiques et citoyennes. Dans le domaine des alternatives économiques, les propositions désirables sur le papier abondent : économie circulaire, éco-conception, biomimétisme, économie de la fonctionnalité… mais se heurtent à de nombreux écueils que l’on peut résumer ainsi : il est bien plus difficile de modérer et d’améliorer le système productif actuel (de manière à le rendre réellement soutenable) que de le transformer radicalement, en rompant avec la recherche d’une croissance illimitée. La promesse d’un découplage entre croissance et consommation de ressources (notamment métalliques, la spécialité de P.B.), est une chimère ne reposant que sur quelques courbes soigneusement choisies pour ignorer la réalité, notamment la délocalisation de la production hors des économies développées, et la part artificielle de l’augmentation de leur PIB par la financiarisation. L’auteur souligne également le caractère irréaliste de tout changement à grande échelle qui reposerait sur la seule bonne volonté des entreprises et des individus insérés dans le système concurrentiel, posant en creux la question de la planification.

Du côté des alternatives « citoyennes » proposant des changements de mode de vie et de consommation, et un renforcement de la démocratie participative locale, la question de l’échelle se pose à nouveau. Certes, reconnaît Philippe Bihouix, la plupart de ces propositions sont très saines dans leurs principes, participent à la mobilisation des individus, et nous font du bien en nous permettant d’agir concrètement à notre niveau. Mais est-ce suffisant ?

Le problème est l’échelle à laquelle tout cela peut effectivement se déployer. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, dira l’optimiste. Peut-être. Mais le pessimiste lui répondra que dans le désert – c’est-à-dire entourés de conditions défavorables -, les ruisseaux s’évaporent et s’assèchent, écrasés par un soleil de plomb.P. Bihouix, Le bonheur était pour demain, p. 183

En bref, la transition « douce » par coordination spontanée des « consomm’acteurs » et d’entreprises géantes soudainement plus attentive au temps long qu’au rendement à court terme est improbable. Quant à appeler à une transformation économique et politique radicale, l’auteur se borne à souligner les dangers en miroir des utopies révolutionnaires, si elles prétendent éradiquer le mal des sociétés humaines et faire advenir un monde de coopération sans conflictualité. Rien de bien nouveau, mais l’appel de Philippe Bihouix à la théorie mimétique de René Girard pose une question anthropologique pertinente aux partisans d’une révolution écologique : comment la société future régulera-t-elle la rivalité mimétique et la violence inhérentes aux sociétés humaines, si cela ne doit plus passer par la compétition sur le marché du travail et la consommation de biens et de services de prestige ? Certes, la coopération tient une large place dans les relations humaines, et la compétition est aujourd’hui exacerbée par la publicité et le manque de diversité dans les moyens de se réaliser comme individu. Mais les projets de société alternatifs fondés sur la capacité des humains à coopérer, si elles sont viables à l’échelle du village, le sont-elles vraiment à l’échelle planétaire ?

Des futurs possibles : un pessimisme sans catastrophisme et des marges de manœuvre

Les dernières promenades, de la 6ème à la 10ème, sont consacrées à nos perspectives d’avenir. Elles sont toutefois plus intéressantes là encore pour la clarté avec laquelle elles formulent les obstacles organisationnels et matériels de la bifurcation écologique que pour les perspectives économiques et politiques plutôt vagues esquissées par l’auteur – il s’agit après tout du point de vue de l’ingénieur.

L’économie circulaire est encore loin…

Effondrement ou croissance sans limite ? Philippe Bihouix donne un panorama des perspectives les plus pessimistes et les plus optimistes affichées au cours du dernier demi-siècle, pour en tirer la conclusion suivante : s’il y a de bonnes raisons de ne pas croire à un effondrement brutal imminent de la civilisation industrielle à tous les niveaux, souvent promis à tort, ce n’est pas une raison pour être indûment optimiste. En matière de biodiversité et de climat, l’effondrement est déjà bien avancé, et même si l’on peut compter sur la capacité de l’humanité à s’adapter à tout (même au pire), la perspective est alarmante. Quant aux problèmes de la disponibilité des ressources alimentaires, énergétiques, métalliques, ou de l’accumulation des déchets et de la pollution, les difficultés qui se profilent apparaissent plus graduelles, ce qui a surtout pour conséquence qu’ « à court terme, nous pouvons encore aller fort loin dans la destruction de la planète » (249).

Il est néanmoins possible d’agir efficacement, à condition de prendre acte des différents obstacles qui s’opposent au constat lucide et à l’action, et de la radicalité des changements nécessaires.

Parmi les obstacles qui empêchent la prise de conscience figure pour Bihouix le syndrome des shifting baselines ou décalage des points de repère (213 sq.). Il s’agit de la tendance à mesurer l’amplitude des transformations observables (de la quantité de poissons dans les océans ou d’oiseaux migrateurs, par exemple) à partir de l’état des choses que l’on a connu au début de sa vie ou de sa carrière. Le point de comparaison se décalant à chaque génération, on ne parvient plus à mesurer l’énormité de ce qui a disparu, particulièrement en termes de biodiversité, en l’espace de quelques générations. Ce décalage n’est pas seulement un problème de mesure scientifique, toujours corrigible : il explique aussi pour une bonne part l’acceptation du désastre par des populations qui n’ont pas connu autre chose qu’une biodiversité déjà en déclin, un marché du travail déjà marqué par le chômage structurel de masse, et ainsi de suite. Inversement, il explique que nos exigences en termes de confort et d’équipements matériels ne cessent de croître, puisqu’on s’habitue à tout.

À quoi nous sommes-nous ainsi habitués ? A un monde toujours plus marqué par la saturation et la complexité, répond l’auteur. La saturation, parce qu’un grand nombre des problèmes écologiques sont directement causés ou aggravés par la croissance de la population terrestre, et sa concentration dans les métropoles. Il propose une critique utile d’un certain nombre de discours visant à nier totalement le problème démographique, quand bien même il n’est pas la seule cause des crises écologiques. Cette saturation n’est pas seulement affaire de statistiques, mais nous l’expérimentons constamment au moins dans les métropoles surpeuplées, dans les transports en commun et les bouchons, dans les files d’attente des magasins, des gares ou des aéroports, dans les complexes hôteliers géants du tourisme de masse et dans l’infernale cohue des musées, monuments touristiques et lieux d’exception impossibles à agrandir, du Mont Saint Michel au Taj Mahal. La saturation, et le refuge que nous trouvons pour nous en distraire dans les écrans des smartphones et les livraisons à domicile (pour ceux qui peuvent se le permettre), rend toujours plus luxueux et difficile l’accès aux « trois grâces du monde moderne » : le silence, la solitude et la sérénité (228).

La civilisation thermo-industrielle est également marquée dans toutes ses dimensions par un énorme accroissement de complexité technique. Mathieu Auzanneau, dans sa magistrale histoire du pétrole, posait déjà ce diagnostic à travers le concept de spirale énergie-complexité : plus l’énergie est abondante (et jamais elle ne l’a été autant qu’au XXe siècle, celui de l’or noir), plus la complexité des sociétés augmente, car l’accès à l’énergie rend possible des modes de vie, des infrastructures de transport et de production, une division internationale du travail, des réseaux d’information qui n’étaient pas possibles auparavant. Conséquence thermodynamique : un tel métabolisme ne peut maintenir son très haut degré d’organisation qu’en continuant d’absorber de gigantesques quantités d’énergie. Philippe Bihouix, tout en notant que les nombreux effondrements promis de cette énorme techno-structure aux interdépendances multiples ne se sont pas (encore) produits, souligne à la fois la fragilité et l’hostilité de ce monde. Fragilité parce que, si la complexité n’est pas nécessairement mauvaise en elle-même, elle rend le système productif beaucoup moins capable d’encaisser les chocs (pénuries, événements climatiques graves, pandémies, crises économiques…) en multipliant les interdépendances, le nombre de points de blocages possibles et la gravité de ces blocages. Mais ce monde hypercomplexe est également plus hostile au moins sous certains aspects à la vie humaine : c’est aussi la complexité personnelle des choix de vie, d’orientation scolaire, de carrière, de modèles familiaux, de trajectoires individuelles en général, qui offre une certaine liberté mais aussi beaucoup d’incertitude et d’anxiété. C’est aussi un monde marqué par l’éloignement des individus et des organisations (sous-traitance, éloignement et dissimulation des lieux de production, isolement des groupes sociaux…) génératrice d’abus et d’indifférence. La complexité est enfin source d’incompréhension, tant le monde technologique mondialisé et hypersegmenté devient opaque, dans son fonctionnement général comme dans celui du moindre des appareils connectés ou service numérique que nous utilisons quotidiennement.

Face à ces difficultés, quelles doivent être les buts d’une transformation réaliste ? Pour l’auteur, il est possible de faire beaucoup à toutes les échelles, et tous les niveaux d’engagement sont évidemment utiles et respectables, mais la complexité du monde industriel exige évidemment des transformations à l’échelle nationale et internationale. On peut déduire de tout ce qui précède le cap nécessaire de cette transformation, qui doit largement passer par une réglementation forte des pouvoirs publics selon P. Bihouix : il faut prendre les problèmes « à la source », car ils sont impossibles ou beaucoup plus difficiles à régler dans leurs conséquences. Il faut donc produire moins et faire le maximum pour accroître la sobriété de nos modes de vie et de production, en encadrant fortement ce qui peut être produit, et la publicité destinée à créer des besoins artificiels. Les constats de l’auteur sont simples et en un sens n’ont rien de nouveau, mais ils sont solidement assis sur ce qui précède : rien ne sert de mettre ses espoirs dans l’économie circulaire ou le biomimétisme si cela ne s’accompagne pas d’une réduction considérable du volume de choses produites, ou du moins de l’énergie et des ressources consommées (ce qui revient au même, sauf découplage miraculeux). L’auteur prône une simplification de notre monde hypercomplexe, tant sur le plan réglementaire – pour éviter les failles juridiques et autres mécanismes d’optimisation, que sur le plan matériel : un monde soutenable, c’est nécessairement un monde simplifié, dans les chaînes de production de valeur, qui ne devraient plus être dispersées entre 3 continents et des dizaines de sous-traitants, mais aussi dans la conception même de ce qu’on produit, car il faut tendre vers des produits « low tech » moins gourmands en ressources, moins complexes et donc plus faciles à réparer et recycler, et plus durables. S’il est bon de chercher à dépolluer les océans remplis de plastique (avec une efficacité très relative, explique Bihouix, car on ne « nettoie » souvent que la surface visible), les lois de la thermodynamique et de la complexité exigent que l’on règle le problème au niveau de la quantité de plastique produit et utilisé, tout le reste arrivant toujours trop tard. La décroissance, la simplification et la sobriété heureuse forment dont les conditions à l’intérieur desquelles nous avons à inventer de nouveaux rêves ou de nouvelles utopies, qui nous permettent de rompre avec le catastrophisme comme avec la foi dans le progrès technique – qui, pour amortir certains chocs au moins pour certaines populations, ne nous sauvera pas.

« Pompiers volants. » L’an 2000 vu de 1900 par Jean-Marc Côté (Wikimedia Commons)

Conclusion : limites physiques et limites de la physique

L’ouvrage de Philippe Bihouix formule donc une synthèse claire et agréable à lire des difficultés (cognitives et matérielles) qui s’opposent à la transformation écologique de notre monde, autant qu’un rappel nécessaire de l’urgence de cette transformation pour des raisons aussi bien écologiques qu’humanistes. Il permettra à ceux qui n’en sont pas déjà convaincus de prendre conscience de l’insuffisance, voire du danger des promesses de dépollution technologiques, de croissance et de finance verte, mais aussi d’économies entièrement propres et circulaires, promesses d’après-demain qui chantent qui renforcent le statu quo pour aujourd’hui et mettent demain en péril. Le souci d’allier à la perspective de l’ingénieur-physicien (quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?) une perspective humaniste (à quels enfants allons-nous laisser le monde ?) est louable et nécessaire. Mais on peut constater que cet humanisme moral, nourri de citations de Saint-Exupéry ou de Soljenitsyne, ne permet pas à l’auteur de « prendre le problème à la source », comme il le revendique, sur le plan économique et politique. L’appel à la réglementation publique n’est certes pas malvenu, comme la promotion d’une fiscalité environnementale très fortement progressive. La proposition assez peu claire (du moins pour moi) de baisser les charges sociales pour augmenter le salaire net et aider les entreprises à faire face au coût croissant des matières premières paraît en revanche aussi inefficace que socialement réactionnaire : en quoi la baisse des charges a-t-elle jamais été synonyme d’investissement écologique de la part des entreprises, et comment compensera-t-on cette baisse de salaire effective pour les salariés (car les charges, est-il besoin de le rappeler, font partie du salaire dont elles sont la part socialisée) ? Bref, les anticapitalistes feraient bien de lire Philippe Bihouix et d’intégrer les limites de la croissance à leurs projets économiques et politiques, mais ce dernier aurait gagné à intégrer une véritable critique du capitalisme, particulièrement sous sa forme néo-libérale, qui est aujourd’hui la seule forme de cet « extractivisme » qu’il condamne à juste titre (sauf peut-être le cas évidemment crucial de la Chine, mais elle produit bien aussi pour le reste du monde). Mais sans doute la généralité des perspectives politiques esquissées fait-elle de ce livre un bon outil de transition, à faire lire à tous ceux qui, allergiques à la critique du capitalisme, en viendront plus facilement par les arguments physiques à remettre en cause l’ordre existant. Une fois admise la nécessité de la décroissance et sa difficulté, un grand pas est déjà fait, et on peut commencer à envisager le bonheur (sobre) pour demain.

Pour une longue interview de P. Bihouix :


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