La nature des Anciens et celle des Modernes

Publié par Bertrand Vaillant le

À partir de : Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement (1997)

Les numéros de pages renvoient à l’édition « Champs Essais », Paris, Flammarion, 2009 

Quelle nature la modernité nous laisse-t-elle en héritage ? Il est classique de souligner que la révolution scientifique et philosophique qui s’affirme aux XVIe et XVIIe s. conçoit la nature comme soumise aux lois implacables de la mécanique, la dépouillant du dynamisme et de l’ordre finalisés qui définissaient le cosmos des Anciens. Une telle nature mathématisée ne peut plus être le fondement de normes morales pour l’être humain, qui doit les chercher en Dieu ou dans son propre fonds. Mais surtout, une telle nature ne semble plus pouvoir faire l’objet que de l’exploitation à laquelle sont destinées les choses, et non du respect dû aux personnes. Peut-on penser une éthique environnementale sans revenir sur ce geste qui exclut les sociétés humaines de la nature ?

Non, affirment Catherine et Raphaël Larrère dans cet ouvrage de 1997. Heureusement, « nous n’avons jamais été modernes », affirment-ils après Bruno Latour (1991), dans la filiation duquel se situe le livre. Ils y font l’histoire de nos conceptions de la nature depuis les Grecs et mettent en évidence le « grand partage » opéré par la pensée moderne, c’est-à-dire la séparation de l’être humain et de la nature, du sujet et de l’objet, du naturalisme et de l’humanisme. Les auteurs abordent la pensée grecque, qui unissait indissolublement l’éthique à la physique, tant pour saisir ce qui nous en sépare définitivement que ce qui peut encore nourrir une éthique environnementale du « bon usage ». Quant à la modernité, s’ils montrent de façon désormais classique comment elle exclut l’homme de la nature et sépare l’éthique humaniste et la connaissance naturaliste, ils apportent à ce tableau d’importantes nuances. L’idée d’une nature-processus, productrice de nouveauté et irréductible aux artifices de l’art et de l’expérimentation humaine, coexiste avec celle de la nature mécanisée, et en permet finalement le dépassement.
C’est cette première partie historique que je retrace ici dans ses grandes articulations. Elle est suivie par une histoire de l’écologie et une analyse critique des premières éthiques environnementales sur lesquelles je reviendrai ailleurs.

1. La menace Calliclès et le naturalisme grec

Le point de départ de la philosophie grecque de la nature est pour les auteurs une double menace. La première menace est celle de la séparation opérée par les sophistes entre phusis et nomos, entre la nature et la loi. D’un côté, une nature régie par une nécessité mécanique, et de l’autre, des sociétés humaines régies par des conventions. Cette séparation justifie la toute-puissance revendiquée de Gorgias dans l’ordre du discours, seul essentiel à la vie sociale. On la retrouve ailleurs chez Platon dans l’appel de Protagoras au mythe de Prométhée, qui fait de l’homme un rejeton exclu de la nature, dont la grandeur réside dans la technique et l’art politique. Ce conventionnalisme qui annonce le « grand partage » de la modernité entre nature et culture (l’expression est reprise de Latour) se passe de toute physique, et en cela il se rend vulnérable à une seconde menace plus profonde : celle du « naturalisme vulgaire » d’un Calliclès qui, prenant acte du caractère conventionnel des lois de la cité, s’en affranchit sans scrupule au nom d’une nature conçue comme lutte des forts contre les faibles, affirmation sans limite de la volonté de puissance. Ce naturalisme vulgaire est aussi aux yeux des grandes écoles antiques celui des cyniques, qui entendent vivre selon la nature en faisant fi des conventions sociales. L’essentiel de la pensée grecque sur la nature peut dès lors se comprendre comme des tentatives variées d’élaborer contre ce naturalisme vulgaire un « naturalisme savant », réintégrant l’homme dans la nature, mais dans une nature connue par la physique, et non réduite arbitrairement au dérèglement des passions et à l’immoralisme.

Impossible de détailler ici l’analyse de ces différentes tentatives, mais il importe avant tout d’en comprendre le but : il s’agit pour les auteurs de renouer au fil du livre avec une éthique de la prudence et du « bon usage », tout en prenant acte de ce qui nous sépare de la physique grecque et qui rend impossible un simple décalque du naturalisme de Platon, d’Aristote ou d’Épicure au sein de la modernité. Il s’agit donc de chercher les éléments d’un naturalisme nouveau, non au sens que l’on donne souvent aujourd’hui à ce terme à la suite de Philippe Descola (l’ontologie occidentale qui sépare radicalement nature et culture), mais au sens d’une conception de l’homme comme intégré dans une nature dont il est partie prenante, mais soumis néanmoins à des normes éthiques et non à la « loi de la jungle ». Il s’agit par ce naturalisme nouveau de répondre aux accusations d’anti-humanisme adressées aux écologistes dès les années 80-90, dont l’introduction du livre rappelle la virulence (celle d’un Luc Ferry acharné à rappeler que l’homme est un « être d’anti-nature », ou d’un François Dagognet proclamant la fin de la nature vaincue par la technique humaine).

Il faut donc comprendre comment les Grecs ont pu unir « naturalisme et humanisme », selon les termes des auteurs, autrement dit une physique incluant l’homme comme l’un de ses objets, et une éthique qui s’oppose au naturalisme immoraliste.

Les naturalismes antiques : articuler l’éthique et la physique

Platon est le premier à élaborer un naturalisme savant contre les sophistes et Calliclès : il développe une physique permettant de fonder l’objectivité du bien, en distinguant déjà une causalité mécanique aveugle (la « cause errante ») et l’ordre intelligible auquel elle est soumise par le démiurge du Timée, qui est avant tout un ordre mathématique. Mais l’absence de distinction entre raison théorique et raison pratique amène Platon à défendre une forme d’autoritarisme du vrai, qui peut d’autant moins servir à une politique environnementale que celle-ci est déjà menacée de dégénérer en dictature des experts. C. et R. Larrère se réfèrent plutôt, dans un premier temps, à Aristote. Attentif à la diversité qualitative de la vie, processus finalisé mais dont la profusion elle-même est sans finalité, il vit déjà en un sens dans le monde qui est le nôtre, celui dont nous voulons préserver la diversité et la puissance d’auto-formation. Méfiant à l’égard de la cité platonicienne conçue comme unité naturelle, il distingue clairement l’unité faible de la cité, domaine de l’éthique et de la politique, de l’unité forte de la famille. Distinguant poiesis et praxis, il affirme que l’usage est le domaine de l’action morale et le critère de la finalité des choses : la flûte revient non à son fabricant, mais à celui qui saura le mieux en jouer. On trouve donc chez Aristote des éléments féconds pour élaborer une éthique de la prudence et du bon usage de la nature, attentive à sa diversité et au dynamisme propre des espèces, mais ne confondant pas lois naturelles et lois humaines. Mais Aristote lui-même est entravé par sa conception fortement anthropocentrée et hiérarchisée de la nature, qui se répercute à l’intérieur même de l’humanité en justifiant l’esclavage ou la domination des femmes, et naturalise finalement de la pire des façons les rapports sociaux.

Si on trouve chez les stoïciens une version particulièrement aboutie du naturalisme dogmatique dans lequel la liberté se confond avec l’insertion dans l’ordre naturel, les auteurs s’intéressent davantage au cas dans lequel cette insertion fait problème : celui de l’atomisme épicurien. Car la grande opposition de la physique grecque n’est pas celle de l’atomisme et de la matière continue, mais celle du finalisme et de la nécessité. Si les processus naturels sont le produit du hasard et de la nécessité, comme chez les épicuriens, il semble exclut d’y trouver des normes éthiques et un ordre à imiter. Mais c’est pour mieux montrer comment Épicure et Lucrèce parviennent à élaborer une éthique fondée sur le clinamen, ce « plus petit écart » des atomes, et les « foedera naturae » ou « pactes de la nature », les rencontres locales, singulières, sans finalité dans lesquelles se rassemblent les atomes. Suivant la lecture de Michel Serres, les auteurs montrent que Lucrèce sort de l’opposition phusis – nomos en retrouvant dans la nature même des pactes ou des conventions : la nature n’est pas source de normes éternelles, mais occasion d’union, de cohabitations, de relations passagères et fragiles. Une telle nature sans finalité rend néanmoins possible une éthique : celle qui impose de se tenir dans le plus petit décalage possible avec la nature, sans la forcer, et de prêter attention aux relations singulières qui unissent non seulement les hommes, mais tous les êtres naturels.

Reste que la physique de Lucrèce n’est pas plus la nôtre que celle d’Aristote : pour tirer parti de ces ressources éthiques, il faut comprendre comment la modernité à séparé étude de la nature et humanisme au point de rendre si difficile l’élaboration du nouveau naturalisme, et d’y retrouver malgré tout une attention persistante à la nature comme processus dont l’homme est un produit parmi d’autres.

cyprus, apollo hylates, door-2003742.jpg
Sanctuaire d’Apollon Hylatès, Chypre

2. Les Modernes sont-ils vraiment modernes ?

La conception moderne de la nature qui se développe autour de la révolution scientifique tend à occulter la natura naturans, principe de production dynamique des êtres naturels, au profit de la natura naturata, mécanique observable des corps créés. La mathématisation de la nature qui devient l’idéal de la physique au XVIIe s. ne peut porter en effet que sur les rapports d’extériorité d’une nature conçue comme une vaste machine, soumise au principe d’inertie. La nature est soumise à des lois que l’on peut connaître, et ses phénomènes sont reproductibles par l’expérimentation contrôlée en laboratoire.

C’est ainsi que l’on fait souvent à Bacon, Galilée, Descartes, Newton et d’autres le procès d’avoir inauguré le règne de l’exploitation technoscientifique de la nature dont nous vivons aujourd’hui les conséquences dramatiques. Étaient-ils donc si imbus de leurs propres découvertes – encore bien loin pourtant d’assurer à l’homme ne serait-ce qu’une médecine digne de ce nom, ce qui était le principal objet de la nouvelle « philosophie pratique » voulue par Descartes ? Ont-ils vraiment pu croire que la nature n’était rien d’autre que cette machinerie inerte soumise aux caprices de ses « maîtres et possesseurs », justifiés qui plus est par la certitude d’être « faits à l’image de Dieu » ? Non, comme le rappellent bien les auteurs, cette volonté de se soumettre la nature par la science est plutôt au contraire le résultat de la trop grande autonomie de la nature qui se révèle aux modernes.

La découverte embarrassante

La natura naturans en effet ne cesse de ressurgir, car la machinerie du monde observable doit bien être rapportée à sa force productrice : Dieu créateur pour les uns, comme Descartes ou Leibniz, ou dynamisme autonome de la nature pour les autres (Diderot, Buffon), Spinoza identifiant radicalement l’un à l’autre. Contrairement à certaines idées reçues, « la modernité n’est pas anthropocentrique » (83) : bien au contraire, et malgré des recours au finalisme providentialiste comme celui de Bernardin de Saint Pierre, elle tend à consacrer l’autonomie d’une nature dont l’homme n’est plus l’aboutissement, mais dont il est exclu : la nature n’existe ni par ni pour lui.

La nature comme natura naturans mécanique, comme processus se déroulant nécessairement une fois qu’il est enclenché, n’a pas besoin de l’homme : la modernité s’est efforcée de surmonter cette « découverte très embarrassante » (Schrödinger), qu’elle avait cependant rendue possible, en mettant l’homme à l’extérieur de la nature. Cela peut en effet s’interpréter comme une dépossession : l’homme se trouve à l’extérieur d’une nature qui existe sans lui, qu’il affronte comme une puissance menaçante, car cette nature neutre, cet automate, n’a pas souci de lui.

Il s’agit alors de se réapproprier la nature en affirmant la puissance de l’homme et la dépendance de la nature à son égard : passer d’une natura naturans qui exclut l’homme à une natura naturata qui est sa chose.

Larrère 2009, 84

La modernité opère avant tout un décentrement radical qu’elle tente de surmonter, non sans effroi – on connaît celui qui saisit Pascal devant les « espaces infinis » découverts par les astronomes. La glorification de la domination de la nature par la science et la technique, que l’on trouve déjà chez Bacon, est précisément la tentative pour l’homme de se réapproprier une nature dont il se trouve exclu.

Une nature à mettre en valeur

Théistes et matérialistes peuvent ainsi de concert poser l’homme comme celui dont la mission est de valoriser par son travail une nature sauvage qui, laissée à son mouvement autonome, végète et reste improductive. Buffon décrit ainsi les forêts du Nouveau monde : « de vieux arbres chargés de plantes parasites », « des eaux mortes et croupissantes », « des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes vénéneux et servent de repaires aux animaux immondes ». (89) Cette impuissance de la nature sauvage à produire un ordre harmonieux servira entre autres de justification pour la conquête et l’exploitation du Nouveau Monde, s’associant naturellement à la valorisation protestante du labeur.

Thomas Cole, The Oxbow (1836), Wikimedia Commons

Au XVIIe et XVIIIe siècle, le grand partage entre l’homme et la nature ne se fait pas au nom d’un droit à détruire la nature, mais au sein d’une « éthique de la gérance » d’origine biblique : la nature est confiée à l’homme qui a pour responsabilité de la perfectionner, en bon gérant. Si Descartes parle de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », c’est qu’il distingue le possesseur, qui a la garde et l’usage du bien, du véritable propriétaire.

Il se fonde aussi sur la prise de conscience de la grande décoïncidence entre les cycles autonomes de la nature et ceux de la vie humaine et sociale :

L’ordre des besoins ne coïncide pas avec l’ordre de la nature (pour autant qu’il en existe un) : cette affirmation est caractéristique de la modernité et justifie la disjonction entre nature et nature humaine.

Larrère 2009, 89

Il faut donc s’appuyer sur la connaissance de la nature pour tenter d’harmoniser deux temporalités, deux dynamiques qui ne coïncident pas d’elles-mêmes. Un exemple célèbre en est la plantation de chênes ordonnée par Colbert et son ordonnance de 1669 sur le « bon usage » des forêts. Face à la déforestation massive et aux besoins de la marine à voile, il s’agit d’organiser l’harmonisation du temps court des besoins et des cycles longs de la nature. L’économie moderne et les conceptions de la justice qui l’accompagnent sont issues de cette tentative d’harmoniser les besoins humains et les limites naturelles de la production.

[Hume] fait ainsi procéder la justice de la rareté. C’est quand les ressources naturelles sont suffisamment rares pour rendre nécessaire la coopération, mais suffisamment abondantes pour que celle-ci soit possible, que l’on établit des règles, quant à la distribution des biens, et aux rapports de coopération entre les hommes, et que l’on recherche une justice, c’est-à-dire une économie capable d’y satisfaire.

Larrère 2009, 93

Autonomie du social

Ces éléments d’une éthique de la gérance ou du bon usage sont toutefois largement recouverts par la reconnaissance du caractère artificiel des règles sociales, résolument affirmé par Hume lui-même pour qui la décoïncidence ne peut être surmontée, et l’économie vraiment juste jamais être établie. L’artificialité et l’autonomie du social, reconnues dans les philosophies de la sortie de l’état de nature par le contrat social, seront consacrées au XIXe s. par la sociologie de durkheimienne. L’économie politique se consacrera toujours plus aux échanges de biens et d’information à l’intérieur de la sphère sociale, oubliant l’encastrement de celle-ci dans une nature aux ressources limitées, douée de sa propre temporalité.

Pour les auteurs et selon une lecture classique, c’est Marx qui pousse le plus loin ce constructivisme social en affirmant que la nature brute n’existe plus (sauf dans quelque lointain atoll), qu’il n’y a plus que des rapports sociaux et des tentatives idéologiques de naturalisation de ces rapports sociaux : l’organicisme, le darwinisme social, le marché présenté comme naturel. Ce que voit bien Marx, c’est le danger de l’extension du mécanisme à la sphère sociale :

[T]ant que domine une vision mécaniste de la nature, traiter l’homme comme un être naturel, c’est-à-dire comme une machine, c’est le traiter mal.

Larrère 2009, 96

Il n’est pas du tout aussi évident que les auteurs semblent le dire que Marx, en affirmant qu’il n’y a plus que de la nature déjà transformée par l’homme et prise dans des rapports sociaux, reste naïvement prisonnier du « grand partage » moderne, et qu’une écologie marxiste soit impossible. C’est en tout cas ce que conteste un livre récent de K. Saïto, pour ne rien dire de toute une tradition d’écologie politique socialiste diversement inspirée de Marx. Il faudra y consacrer une autre étude.

3. La résistance du vivant

Les auteurs montrent fort bien comment le thème d’une nature-processus autonome persiste dans la modernité notamment dans le domaine de l’histoire naturelle et de l’étude du vivant, qui résiste mieux que tout autre au mécanisme et à la mathématisation. Buffon renoue ainsi avec Lucrèce en proposant une histoire naturelle dénuée de téléologie, matérialiste et atomiste, réductible au jeu de « molécules vivantes » et des forces physiques. Il ouvre la voie au transformisme de Lamarck et à l’idée d’une nature productrice de diversité et de nouveauté dans un processus historique. L’œuvre de Buffon est encore un bon exemple de l’ambivalence de la science moderne : d’un côté, il rompt avec tout anthropocentrisme et avec tout finalisme théologique, raillant la tentative de classification de Linné qui entendait dévoiler le plan divin suivi par le Créateur ; de l’autre, il se sert de ce refus de toute classification objective de la nature (y compris celle qui placerait l’homme au sommet) pour justifier d’étudier celle-ci « à proportion de l’utilité que l’on peut en tirer » (Larrère, 88).

Montesquieu de son côté reconnaît la supériorité de la nature, « qui ne se répète pas », sur l’art – c’est-à-dire l’art prévisible des jardins à la française : les Modernes sont d’autant plus conscients de la diversité et du pouvoir producteur de la nature qu’ils s’efforcent de la maîtriser et d’en opérer la classification.

Il faut donc penser la nature avant sa transformation par l’homme, pour comprendre comment, sortant sans hiatus de l’animalité par la force productrice de la natura naturans, il s’arrache à elle pour entrer dans l’histoire et en vient à se comporter vis-à-vis d’elle en exploiteur, à la traiter comme natura naturata. C’est déjà ce que fait Rousseau en pensant l’état de nature, et l’articulation de l’humanisation avec l’exploitation de la nature dans l’agriculture puis sa mise en pièces dans l’expérimentation. Le « sentiment de l’existence » rousseauiste renoue avec l’ataraxie lucrécienne, le « plus petit écart », le mouvement léger dans lequel on se sent vivre. Mais Rousseau sait bien que le « retour au sauvage » est une illusion, et la rupture irréversible. C’est bien sûr Darwin qui élaborera, dans L’origine des espèces (1859) et dans La filiation de l’homme (1871), la théorie qui permettra de penser jusqu’au bout la naturalité de l’être humain, issu de la sélection naturelle, en même temps que le retournement de celle-ci en sélection des « instincts sociaux », qui assurent une forme d’autonomie spécifique aux sociétés humaines – principe tout à fait contraire à toute forme de « darwinisme social ».

L’enjeu : un naturalisme humaniste

Tout l’enjeu de ce panorama très riche est pour C. et R. Larrère de mettre en évidence le fait que, malgré le grand partage, « nous n’avons jamais été entièrement modernes » (103) : si la modernité nous a conduits à rompre de manière irréversible avec le naturalisme dogmatique des Grecs, elle continue de valoriser la puissance productrice et la diversité naturelle – soit à la manière de Réaumur considérant chaque insecte comme une manifestation du génie de la création divine, soit à la manière de Buffon qui en fait une production des forces naturelles sans plan divin. Elle permet la sortie de l’anthropocentrisme qui ouvre la voie à l’éthique écocentrée qu’ils mettent en avant dans la suite de l’ouvrage. Une telle éthique implique néanmoins d’élaborer un naturalisme nouveau, à la fois écocentré et humaniste, qui doit prendre acte de ce que les sociétés humaines sont inextricablement insérées dans une nature elle-même inséparable de ses transformations par l’homme. Mais elle ne saurait nier la violence avec laquelle l’humanité moderne s’est réinsérée dans la nature par la domination scientifique et technique, qui forme un terreau propice à toutes les destructions du productivisme capitaliste ou soviétique. La leçon rousseauiste est que si la sortie de l’état de nature et l’entrée dans l’état social et historique est irréversible, il nous appartient néanmoins de penser cette sortie et le retournement de l’homme contre la nature dont il est pourtant issu.

C’est cette dynamique des interactions, entre les vivants en général, et entre l’humain et le reste de la nature en particulier, que l’écologie contemporaine appuyée sur la thermodynamique, l’évolution darwinienne et la théorie des systèmes rend pensable. C’est elle qui doit faire l’objet de l’éthique environnementale, à laquelle est consacrée la seconde partie du livre sur laquelle nous reviendrons.

top view of green field
« Top View of Green Field », photo by Tom Fisk on Pexels.com

0 commentaire

Laisser un commentaire

Avatar placeholder

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.