Écologie, émancipation, révolution : l’apport de Simone Weil

Publié par Bertrand Vaillant le

À partir de : Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), téléchargeable ici.

L’écologie politique peut-elle être une pensée et un programme d’émancipation ? La question peut paraître saugrenue à ceux qui savent combien de farouches défenseurs de la liberté et de l’émancipation individuelle et collective ont contribué à faire naître ce courant hétéroclite, dès le XIXe siècle, notamment dans les milieux libertaires et anarchistes1Voir Serge Audier, La société écologique et ses ennemis (2017). Pourtant, au-delà de la mauvaise foi des contempteurs du « fascisme vert », la question se pose bel et bien : dans un monde en décroissance énergétique et donc économique, que peut-il rester des promesses d’émancipation de la modernité ? Celles-ci ne sont-elles pas intimement liées à l’abondance énergétique, au productivisme industriel et à la promesse d’un accès toujours plus grand à une gamme étendue de biens et de services ? Sur le plan intellectuel, peut-on conserver intact un idéal de liberté individuelle forgé au XVIIIe siècle dans le creuset de la révolution techno-scientifique et de l’extension de l’individualisme propriétaire ? Pierre Charbonnier affirme ainsi dans un ouvrage récent, Abondance et liberté2La Découverte, 2019, que la liberté des modernes est inséparable de l’abondance matérielle. Mais on peut questionner le vague de son concept de liberté, et son omission généralisée de tous les auteurs qui se sont efforcés de penser la liberté autrement que comme défense de la propriété privée et accroissement de la production au détriment de la nature (comme le fait de façon très convaincante cette critique d’A. Berlan). Heureusement, comme le soulignent Berlan ou Audier, le projet d’émancipation qui caractérise la modernité n’est ni monolithique, ni inséparable du projet concomitant de domination de la nature, et de nombreux auteurs peuvent nous aider à penser la liberté dans la sobriété, la coopération, l’autonomie morale et politique, et la transition vers des modes de production respectueux de la dignité humaine comme des nécessités naturelles. La philosophe française Simone Weil (1909-1943) en fait partie.

En procédant à une critique des promesses non tenues d’une certaine orthodoxie marxiste, Simone Weil cherche à penser une société dans laquelle le travail sera toujours une nécessité, loin d’avoir été confié essentiellement aux machines, dans laquelle aussi des institutions coordonnant une société nombreuse et complexe demeureront nécessaires (représentation politique, justice, éducation, entreprise commerciale, monnaie, etc.), dans laquelle enfin il faudra produire ce dont les hommes ont besoin avec moins d’énergie et moins de ressources, mais qui soit une société d’individus libres. Son analyse lucide de l’oppression au sein du monde social en général, dont l’exploitation capitaliste n’est qu’un cas particulier, peut fournir une direction claire et exigeante pour concevoir une société à la fois soucieuse du bien commun et réellement émancipatrice3Comme cet « éco-républicanisme » défendu par S. Audier, La cité écologique (2020), commenté sur ce blog.. Sa « société fondée sur la spiritualité du travail » ouvre un horizon désirable par-delà la fin du rêve de la consommation illimitée et de la disparition du travail.

1. Erreur et vérité du matérialisme dialectique

« La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. » Ainsi commence l’introduction des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), qui, dans sa peinture d’un monde en proie à la désespérance et à l’effondrement des grands espoirs humanistes, dans son aspiration à une révolution que tout semble exiger et qui n’arrive jamais, reste d’une grande actualité. Simone Weil y mène une critique serrée du projet révolutionnaire marxiste, non pour accroître le désespoir du temps mais pour ouvrir de nouvelles perspectives.

Erreur du progressisme productiviste de Marx

Dans l’histoire dialectique marxiste, on le sait, le moteur de l’histoire est le développement constant et illimité des forces productives. L’état de la société et de ses rapports de forces internes est le produit du niveau de développement de ces forces productives (chasse-cueillette, pastoralisme, cités esclavagistes, domaines agricoles féodaux, ateliers artisanaux ou usines industrielles). Le développement de ces forces productives finit toujours par faire éclater les structures sociales qui ne sont plus adaptées, et par faire triompher la classe qui bénéficie déjà depuis un certain temps de ce développement, comme la bourgeoisie triomphe en 1789 contre les institutions dépassées de l’Ancien régime. Le communisme se prépare donc dans le développement de la grande industrie capitaliste, qui, en créant une classe de prolétaires dépossédés de tout et un appareil productif centralisé et surpuissant, permet l’appropriation du second par les premiers.

Du matérialisme dialectique, on peut dire que Simone Weil conserve le matérialisme et rejette la dialectique. Pour elle, cette histoire marxiste n’est pas darwinienne mais lamarckienne : les forces productives y sont dotées d’une mystérieuse tendance à l’accroissement illimité, et la certitude de leur victoire contre les institutions sociales qui s’opposeraient à ce développement sans fin est affirmée comme un dogme, alors qu’elle n’a rien de certain. Ces contradictions théoriques (communes pour S.W. à Marx et au capitalisme productiviste) expliquent dès lors que les conditions de la révolution semblent plus que jamais réunies, mais qu’elle n’arrive jamais.

L’erreur de Marx a été, pour elle, d’extrapoler la révolution prolétarienne à partir des révolutions précédentes. Mais ce qui les caractérisait, c’est que la classe révolutionnaire occupait déjà des postes clefs, possédait déjà la puissance et l’organisation nécessaire au renversement du rapport de forces : ainsi les « Barbares » avaient déjà remplacé les Romains dans les plus hautes fonctions civiles et militaires, ainsi les bourgeois de 1789 jouaient déjà un rôle essentiel dans la société moderne. Mais que peuvent réellement espérer les prolétaires du développement illimité du mode de production capitaliste ? Rien d’émancipateur pour Weil, puisqu’il signifie l’accroissement de l’aliénation dans le travail et du chômage, la destruction toujours plus grande de toute humanité véritablement spirituelle. Car le mal est dans la nature même du travail et non dans la seule propriété des moyens de production.

Affiche du parti communiste belge (1946)

De plus, et l’argument contient véritablement un projet d’écologie politique, ce développement illimité des forces productives est physiquement irréaliste : visionnaire, Simone Weil voit bien que les ressources et surtout les énergies fossiles nécessaires à ce développement ne sont pas, elles, illimitées (un point qui, en réalité, n’avait pas du tout échappé à Marx). La rationalisation du travail, qui constitue l’autre moyen d’améliorer la productivité, est déjà si avancée qu’il semble vain d’en attendre encore des progrès, a fortiori des progrès illimités et qui ne rendent pas le travail plus aliénant encore. Enfin, le caractère changeant des désirs humains qui se cristallisent progressivement en besoins rend impossible l’anticipation totale de tout ce qu’il faudrait produire, et il faudra toujours du travail humain en quantité pour créer, adapter, diriger les machines selon ces changements. La disparition progressive du travail n’est donc qu’un rêve. « « L’étape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de l’évolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. »

Vérité de son matérialisme

Même si elle développe ailleurs une sensibilité mystique, Weil se veut dans l’analyse sociale presque plus matérialiste que Marx lui-même, dont le progressisme encore hégélien a quelque chose d’un providentialisme religieux. « La grande idée de Marx, écrit-elle, c’est que dans la société aussi bien que dans la nature rien ne s’effectue autrement que par des transformations matérielles. » Mais il y a tout à craindre et peu à espérer des transformations produites par le jeu aveugle des forces qui produisent l’oppression sociale.

Penser l’émancipation, c’est donc d’abord bien comprendre l’oppression et ce qu’elle fait aux hommes. Ce qu’elle esquisse et qui selon elle reste à élaborer, c’est une mécanique sociale, avec ses propres lois – car les forces sociales et leurs combinaisons ne relèvent pas de la mécanique physique – mais une mécanique tout de même, à laquelle les individus sont soumis malgré eux. Marx lui-même n’aurait pas suffisamment vu à quel point l’exploitation capitaliste qu’il a admirablement décrite était un cas particulier de l’oppression sociale en général. Simone Weil adopte de ce point de vue une méthode anti-marxiste : là où Marx entreprend de dépasser le matérialisme humaniste, amateur de grandes abstractions transhistoriques sur « l’Homme », il affirme la nécessité d’étudier en détail les déterminations socio-historiques particulières de chaque mode de production et de domination. Simone Weil insiste au contraire sur la nécessité de prendre à nouveau un certain recul philosophique et anthropologique pour mieux voir ce dont le capitalisme est une détermination particulière.

Comprendre l’oppression : une mécanique sociale

La conflictualité est bien inhérente à toute société complexe pour Weil mais, contrairement à la lutte des classes marxiste, cette mécanique des forces sociales n’a rien d’intrinsèquement émancipateur. Il y a au moins deux grands mécanismes impliqués dans l’oppression sociale : la spécialisation et la concurrence. Dès que les sociétés se complexifient, les instruments qui permettent d’assurer la subsistance et la vie sociale font de même, et ne peuvent plus être maniés que par de petits groupes de spécialistes, qui en ont le monopole : monopole sur l’exécution des rites religieux, sur le savoir techno-scientifique, sur les postes de coordination des collectivités, sur la monnaie, ou encore sur les armes4L’anthropologue marxiste C. Darmangeat a ainsi souligné dans L’oppression des femmes hier et aujourd’hui l’importance du monopole masculin sur les armes de guerre dans la reproduction de la domination masculine, y compris dans les sociétés sans État présentées comme les plus égalitaires. À lire sur son blog, La Hutte des classes.. Ces monopoles créent de facto des privilèges et une inégalité entre ceux qui ont besoin de ces institutions pour vivre, mais ne les maîtrisent pas, et ceux qui, les contrôlant, contrôlent le reste de la population.

Cependant ces inégalités ne deviennent oppressives qu’en raison d’un second mécanisme : la lutte pour la puissance. Plus proche peut-être ici de Machiavel que de Marx, Weil cherche à penser la société comme un équilibre précaire de forces condamnées à se renforcer constamment les unes contre les autres. Commence alors le règne de la croissance illimitée de la puissance : le peuple n’étant pas une matière inerte, plus la force qui pèse sur lui augmente, plus il réagit, et plus il faut augmenter cette force. De plus, les puissants sont en concurrence entre eux et ne peuvent maintenir leur position qu’en renforçant constamment leur propre puissance, y compris en enrôlant contre les entités ennemies leurs propres dominés, qui acceptent la domination au nom de la nécessité. Ainsi sans doute des premières cités-états mésopotamienne aux nations modernes que Weil voit courir vers la guerre dans les années 1930, ainsi encore des partis politiques ou des entreprises en concurrence pour les « parts de marché ». L’augmentation constante de la puissance est donc la loi d’airain qui contraint tout le monde, puissants comme faibles, nul ne pouvant s’y soustraire. ‘Get big or get out’, disait un leitmotiv de l’agriculture américaine des années 70.

Toutankhamon écrasant ses ennemis nubiens et syriens
(Coffre peint trouvé dans sa tombe, photo A. De Luca)
Lire le texte : Simone Weil, « Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde » (Réflexions sur les causes de la liberté...)

« Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles. Marx l’a bien vu en ce qui concerne le régime capitaliste. Rosa Luxemburg protestait contre l’apparence de « carrousel dans le vide » que présente le tableau marxiste de l’accumulation capitaliste, ce tableau où la consommation apparaît comme un « mal nécessaire » à réduire au minimum, un simple moyen pour maintenir en vie ceux qui se consacrent soit comme chefs soit comme ouvriers au but suprême, but qui n’est autre que la fabrication de l’outillage, c’est-à-dire des moyens de la production. Et pourtant c’est la profonde absurdité de ce tableau qui en fait la profonde vérité ; vérité qui déborde singulièrement le cadre du régime capitaliste. Le seul caractère propre à ce régime, c’est que les instruments de la production industrielle y sont en même temps les armes principales dans la course au pouvoir ; mais toujours les procédés de la course au pouvoir, quels qu’ils soient, se soumettent les hommes par le même vertige et s’imposent à eux à titre de fins absolues.

C’est le reflet de ce vertige qui donne une grandeur épique à des œuvres comme la Comédie humaine, ou les Histoires de Shakespeare, ou les chansons de geste, ou l’Iliade. Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens, à une guerre meurtrière et sans objet, et c’est pourquoi, tout au long du poème, c’est aux dieux qu’est attribuée l’influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu’un éclair de raison pousse à abandonner la lutte5Cette thèse est développée dans le très beau texte de S.W. L’Iliade ou le poème de la force, en accès libre ici.. Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de l’humanité, la substitution des moyens aux fins. Tantôt la guerre apparaît au premier plan, tantôt la recherche de la richesse, tantôt la production ; mais le mal reste le même. Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt personnel ; plût au ciel qu’il en fût ainsi ! L’intérêt est un principe d’action égoïste, mais borné, raisonnable, qui ne peut engendrer des maux illimités. La loi de toutes, les activités qui dominent l’existence sociale, c’est au contraire, exception faite pour les sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre. Ce sacrifice revêt des formes diverses, mais tout se résume dans la question du pouvoir.

Le pouvoir, par définition, ne constitue qu’un moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens d’action qui dépassent la force si restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire. L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes. »

Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociales (1934), Paris, Gallimard, 1955

Comme elle l’écrit dans ce très beau texte, la mécanique sociale (spécialisation et lutte pour la puissance) aboutit de manière systématique à transformer les moyens en fins, ce qui constitue le péché originel du monde social. La poursuite des moyens permettant d’arriver à ses fins (le pouvoir, la richesse, la guerre…), piège les individus et les classes sociales dans une concurrence permanente pour ces moyens, qui deviennent de fait les seules fins visées, tant il est vrai qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois. Le développement illimité de ces contradictions peut-il vraiment produire l’émancipation promise par le marxisme ? C’est croire que des forces aveugles écrasant les individus peuvent produire d’elles-mêmes la liberté, ce qui est impossible pour Simone Weil.

La mécanique sociale est encore caractérisée par une inversion apparente des lois de la mécanique physique : dans le monde social, le petit nombre l’emporte sur la multitude. C’est que le nombre y est une faiblesse, et non une force. Le grand nombre empêche la coordination, sauf sous les traits d’une organisation hiérarchique copiée sur celle de la société capitaliste, et qui ne peut donc que reproduire l’oppression sous d’autres formes.

2. L’idéal d’une société libre, et ce qui nous en sépare

Une société entièrement libérée de l’oppression est donc impossible pour Simone Weil. Mais pour la philosophe qui s’est engagée à l’usine auprès des ouvriers, dans le travail et dans la grève, auprès des Républicains de la guerre civile espagnole, et auprès de la France libre à Londres, il n’est pas question abandonner la lutte pour l’émancipation. Il faut penser la société libre comme idéal pour guider l’action, un idéal dont on peut chercher à s’approcher toujours plus.

man in white shirt standing near brown wooden table
Atelier, photo C. Duque

Réunifier la pensée et l’action

Cette société entièrement libre ne se définit ni par ses seules formes juridiques, ni par l’accès garanti à chacun à des biens ou à des droits, ni par la place qu’y occupe la propriété, privée ou collective. Toutes ces institutions sont des moyens qu’il ne faut pas prendre pour des fins, mais penser à partir de la liberté idéale qui en est la fin. Celle-ci consiste dans une certaine manière d’agir, dans laquelle le corps obéit entièrement à une pensée claire et méthodique, dont le paradigme est le travail sous sa forme la plus humaine.

On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d’obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action ; serait tout à fait libre l’homme dont toutes les actions procèderaient d’un jugement préalable concernant la fin qu’il se propose et l’enchaînement des moyens propres à amener cette fin. (…) L’homme vivant ne peut en aucun cas cesser d’être enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à l’aiguillon par lequel elle le pousse de l’extérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure qu’il s’en forge ; et c’est en quoi consiste l’opposition entre servitude et liberté.

Simone Weil, Réflexions…, « Tableau théorique d’une société libre »

C’est cette théorie de l’action libre qui doit servir de boussole à la pensée sociale et politique : la direction de l’émancipation est celle d’une société dans laquelle l’action individuelle serait davantage consciente, maîtrisée et méthodique. Le travailleur, le citoyen (on ajouterait volontiers le consommateur) ne sont libres qu’en tant qu’ils ne sont pas mus par une force collective, un automatisme conformiste ou une routine. Ils sont libres quand ils agissent en connaissance de cause, en ayant une vue claire et distincte de la fin visée, de la méthode à suivre pour l’atteindre et des contraintes de la nécessité. Simone Weil ne rompt pas avec la modernité mais cherche à en retrouver toute la force émancipatrice : il s’agit bien de réaliser concrètement la liberté comme autonomie, et d’adopter la formule de Bacon : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. » Mais ce commandement ne doit pas être le fait d’une machinerie technique et sociale dépassant toute compréhension possible par les personnes : ce serait alors alourdir le joug de l’oppression sociale dans la même mesure que l’on allège celui de la nécessité naturelle. C’est au contraire chaque individu qui doit pouvoir comprendre et avoir autant de contrôle que possible sur les institutions par lesquelles il se confronte à la nécessité : l’organisation et le contenu du travail, les institutions politiques mais aussi économiques, notamment la monnaie, et l’outillage techno-scientifique dont il dépend pour sa subsistance, son travail, son information, sa santé ou ses loisirs.

Étendre le domaine du travail lucide

Cette réunification de la pensée et de l’action, Simone Weil la pense bien sûr à partir de son absence dans le travail industriel aliéné tel qu’il a été si justement décrit par Marx et tel qu’elle l’a elle-même vécu à l’usine. S’il n’y a pas de fin du travail à attendre, c’est la nature même du travail concret qu’il faut changer. Dans les termes de l’alternative souvent posée à gauche, il faut « libérer le travail » et non « se libérer du travail ». Son modèle de l’action libre est celui d’un travail manuel dans lequel une pensée claire guide les gestes fluides d’un corps exercé. Les mathématiques fournissent un modèle de la pensée claire et méthodique, mais le travail manuel est le vrai emblème de la condition humaine en tant qu’il nous confronte à la nécessité, à la résistance d’une matière qu’il faut apprivoiser pour savoir la tourner. Cette résistance ne se laisse jamais entièrement prévoir par la connaissance, ni réduire par un outillage adapté, et comporte toujours une part d’imprévu : on ne peut que progresser par l’expérience, la science et la conception d’outils vers une maîtrise toujours plus consciente de son corps et de la matière sur laquelle il s’exerce. Cela n’exclut ni la technique ni une part d’habitude, qui doit pourtant être la plus réduite possible. L’image de l’action libre est celle du marin qui, entièrement soumis à la nécessité du vent et de la mer, sait néanmoins la manier en vue d’une fin par une disposition adéquate des voiles, du gouvernail et de son propre corps.

Lire le texte : Simone Weil, Action, méthode et hasard (Réflexions sur les causes de la liberté...)
« Certes cette chaîne d’intermédiaires ne constitue jamais qu’un schéma abstrait ; quand on passe à l’exécution, des accidents peuvent à chaque instant intervenir pour déjouer les plans les mieux établis ; mais si l’intelligence a su élaborer clairement le plan abstrait de l’action à exécuter, cela veut dire qu’elle est arrivée non certes à éliminer le hasard, mais à lui faire une part circonscrite et limitée, et, pour ainsi dire, à le filtrer, en classant par rapport à ce plan la masse indéfinie des accidents possibles en quelques séries bien déterminées. Ainsi l’esprit est impuissant à se reconnaître dans les remous innombrables que forment en pleine mer le vent et l’eau ; mais si on place au milieu de ces remous un bateau dont voiles et gouvernail soient disposés de telle ou telle manière, on peut faire la liste des actions qu’ils peuvent lui faire subir. Tous les outils sont ainsi, d’une manière plus ou moins parfaite, comme des instruments à définir les hasards. L’homme pourrait de la sorte éliminer le hasard sinon autour de lui, du moins en lui-même ; cependant cela même est un idéal inaccessible. Le monde est trop fertile en situations dont la complexité nous dépasse pour que l’instinct, la routine, le tâtonnement, l’improvisation puissent jamais cesser de jouer un rôle dans nos travaux ; l’homme ne peut que restreindre de plus en plus ce rôle grâce aux progrès de la science et de la technique. Ce qui importe, c’est que ce rôle soit subordonné et n’empêche pas la méthode de constituer l’âme même du travail. »
bird's eye view, yacht, sea-2133661.jpg

Par opposition, le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à l’œuvre tout au cours du travail. Les difficultés à vaincre devraient être si variées que jamais il ne fût possible d’appliquer des règles toutes faites (…). Bien entendu un tel idéal ne pourra jamais être pleinement réalisable (…). Mais on peut du moins élargir peu à peu le domaine du travail lucide, et cela peut-être indéfiniment. Il suffirait à cette fin que l’homme visât non plus à étendre indéfiniment ses connaissances et son pouvoir, mais plutôt à établir, aussi bien dans l’étude que dans le travail, un certain équilibre entre l’esprit et l’objet auquel l’esprit s’applique.

Simone Weil, Réflexions…, « Tableau théorique d’une société libre »

La liberté réelle est indissociable de la justice sociale, qui n’est pas d’abord une répartition des richesses mais une modalité de l’agir : chacun doit avoir un travail suffisamment riche et clair pour pouvoir exercer sa pensée et son corps de manière vraiment humaine et digne, en être justement rétribué, et avoir un contrôle sur ses conditions de travail. C’est ce qui en fait une boussole compatible avec la décroissance de la production, comme avec une société dont le travail ne disparaîtra jamais, et qui ne peut réduire l’émancipation à la croissance indéfinie du temps de loisir. Cette conception du travail rejoint celle de la Déclaration de Philadelphie de l’OIT en 1944, selon laquelle un « régime de travail vraiment humain » implique que soit reconnu comme un droit fondamental du travailleur « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer au bien-être commun »6Article III-b de la Déclaration, à lire ici. Voir sur l’histoire de cette question de la libération du travail les travaux d’Alain Supiot, notamment cette très bonne conférence de synthèse : « Qu’est-ce qu’un régime de travail réellement humain ? »..

Mais cette définition de la liberté ne se limite pas au travail : c’est l’ensemble des dimensions de la vie humaine, la participation politique, la fiscalité, l’information, l’éducation, les loisirs, la technologie, les modes d’alimentation et de consommation, qui doivent faire l’objet de transformations radicales permettant à chacun d’en atteindre une compréhension et un contrôle suffisant. Avant d’esquisser quelques pistes en ce sens, il faut souligner avec Simone Weil tout ce qui nous éloigne de cette direction du progrès réel.

La société actuelle s’oppose frontalement à cet idéal

« Ce tableau, considéré en lui-même, écrit Simone Weil, est si possible plus éloigné encore des conditions réelles de la vie humaine que la fiction de l’âge d’or. » La mécanique sociale décrite plus haut nous condamne en effet bien souvent à agir sous la contrainte et dans l’opacité typiques de la collectivité. Prendre conscience de ces mécanismes ne suffit pas non plus : comme l’avait déjà compris Marx, même un dirigeant d’entreprise vertueux sera contraint par la pression de la concurrence à rechercher la croissance, à faire pression sur les salaires, à chercher le profit plutôt que l’intérêt des clients et des travailleurs s’il est obligé de choisir7On voit un excellent exemple de cette course au gigantisme – à défaut de dirigeants vertueux – dans ce documentaire sur la grande distribution : Hypermarchés, la chute de l’empire (Arte). Même un homme politique vertueux devra se soumettre au cadre structurellement néfaste pour la démocratie des plateaux télé, des réseaux sociaux ou de la personnalisation du débat. Que dire alors des employés ou fournisseurs du premier et des militants du second ?

De plus, c’est non seulement la condition humaine universelle mais encore les conditions particulières des sociétés modernes qui s’oppose radicalement à la liberté réelle. Une économie tournée vers la croissance la plus rapide du profit, des administrations et des entreprises bureaucratiques dont l’opacité empêche toute vue d’ensemble pour les citoyens et les travailleurs, un appareillage techno-scientifique dont chacun dépend pour sa survie sans en avoir ni la connaissance ni le contrôle, un système scolaire plus proche d’une machine à trier opaque que d’un lieu d’émancipation de l’esprit : tout semble fait pour nous en éloigner.

S’ajoutent aux constats de Simone Weil en 1934 ceux que l’on peut faire du capitalisme financiarisé et de la société de consommation industrielle et numérique. Il suffit de rappeler combien elle a insisté sur le rôle crucial de l’attention, disposition de l’esprit difficile à acquérir et à maintenir, mais condition indispensable de la pensée, de la morale et de la vie spirituelle. Hormis la guerre, rien de plus terrible n’aurait sans doute pu arriver à une société de son point de vue que l’apparition de ce capitalisme technologique tout entier tourné vers l’accaparement et la destruction de cette faculté que l’on nomme ironiquement « économie de l’attention ». Le philosophe-mécanicien Matthew B. Crawford, disciple américain de Simone Weil, a bien mis en évidence la puissance corrosive de ces nouvelles technologies sur notre capacité d’attention et leurs conséquences cognitives et morales, qu’il oppose à ce que le travail artisanal comporte de formateur.8Voir Éloge du carburateur (La Découverte, 2010) et Contact (La Découverte, 2016)..

La direction actuelle du capitalisme et des régimes représentatifs ne respecte donc ni les nécessités naturelles de toute production (énergie, matières premières…) ni les besoins fondamentaux de l’être humains, non seulement matériels mais également cognitifs et moraux, indispensables aux progrès de la liberté réelle.

Illusions révolutionnaires

Face à cette dépossession grandissante, un mot fait encore espérer : celui de révolution. Mais ce mot est devenu un symbole vide dans lequel chacun met ce qu’il veut. La révolution n’est pensée ni dans ses moyens ni dans ses dangers, encore moins à partir d’une analyse cohérente des limites intrinsèques de la condition sociale. Celles-ci suffisent pour Weil à comprendre qu’une mécanique sociale aveugle ne peut être qu’écrasante, et qu’une révolte de masse ne peut avoir les traits de la liberté, qui implique une pensée claire de la fin et des moyens. La révolution se heurte au même problème que toutes les entreprises collectives, elles doivent elles aussi produire l’impossible : une multitude coordonnée comme un seul corps guidé par un esprit clair. On peut toujours s’ériger en avant-garde éclairée du prolétariat et se croire l’esprit qui va mouvoir ce grand corps des masses. Mais il est illusoire selon elle de croire qu’une minorité de révolutionnaires d’avant-garde mobilisant des masses par mimétisme, par l’émotion ou en mêlant des intentions disparates et confuses puisse aboutir à autre chose qu’à une nouvelle forme de l’oppression. Comme toutes les révolutions du passé, celle de 1917 n’aboutit pas au triomphe émancipateur des classes populaires mais donne le pouvoir aux forces qui l’exerçaient déjà dans la société russe : la police et la bureaucratie d’État.

Discours de Lénine à l’usine Poutilov en 1917, Isaak Brodsky (1929)
© BPK, Berlin, dist. RMN – Grand Palais / image BPK

Le rêve révolutionnaire paraît donc vain car il suppose en fait, pour être vraiment l’établissement d’une société libre, la coordination de multitudes d’individus entièrement conscients, exerçant leur puissance comme un seul corps animé d’intentions claires, ce qui est impossible. Seule une émotion partagée soulève les masses de manière simultanée, mais en l’absence d’organisation coordonnée, cette insurrection spontanée ne peut aboutir à des institutions politiques nouvelles (pensons aux Gilets Jaunes, admirables dans le progrès rapide de leurs revendications, mais limités par un mélange de refus et d’incapacité à se structurer). Pour agir de façon humaine et juste, il faut appliquer une intelligence claire à une situation dont on connaît les nécessités, en suivant une méthode : c’est ce qui paraît impossible à une collectivité. L’impossibilité pour une collectivité d’être mue par une pensée claire hante Simone Weil, qui fait que la coordination se fait toujours par un jeu de forces aveugles (la concurrence illimitée pour le pouvoir, l’argent…) et par une minorité oppressive qui y est elle-même piégée.

Ce n’est pas une raison pour renoncer, mais pour mieux comprendre le but de la lutte. Car même si elle a raison de souligner les dangers d’une certaine utopie révolutionnaire, reste que le progrès social et écologique ne se fera pas sans une forme ou une autre de mouvement révolutionnaire à même de modifier radicalement les rapports de force. Ce que la lucidité de Simone Weil nous rappelle, c’est que si un tel mouvement devait voir le jour, il ne devrait avoir pour but que l’instauration d’institutions et de modes de productions qui accroissent le contrôle de chacun sur ses conditions d’existence, à la fois par la compréhension claire qu’il pourrait en avoir et par la participation réelle qu’il pourrait y exercer. On échappe ainsi à l’immobilisme en même temps qu’à l’utopie, en pensant une direction émancipatrice à suivre, plutôt qu’une société idéale à réaliser en écrasant les individus. Il s’agit donc de transformer les institutions pour qu’elles soient le moins possible des collectivités destructrices des individus, fût-ce au nom d’un bien commun futur qui justifierait tous les sacrifices, et qu’elles soient le plus possible des instruments d’émancipation. Sans cette boussole de la liberté réelle, les concepts de « second ordre » comme le droit, la propriété collective ou la démocratie ne garantissent pas l’émancipation.

3. Quel apport pour une politique émancipatrice et écologique ?

Vers quel modèle économique, politique, écologique nous entraîne la conception weilienne de la liberté ? La démocratie libérale dans sa forme classique, qui a montré son impuissance face aux totalitarismes, n’est pas une solution suffisante. Quant au communisme soviétique ou maoïste, ils a illustré avec un éclat sinistre la vérité de son analyse de la révolution imposée par une avant-garde éclairée : très vite, celle-ci doit recourir à la terreur pour imposer ses intentions au corps social, et l’illusion de faire de celui-ci l’instrument obéissant d’un seul esprit se termine en carnage.

La vision politique de Simone Weil se rapproche plutôt d’un républicanisme largement inspiré de Rousseau : dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques, elle commente et reprend à son compte la définition rousseauiste la volonté générale. Celle-ci repose sur une confiance certaine en la raison, faculté non du choix individuel mais de la pensée objective ou « impersonnelle » : c’est par les passions individuelles et l’amour de soi que les hommes divergent, c’est dans ce que leur pensée comporte d’impersonnel qu’ils se retrouvent et expriment la volonté générale « quand tout le peuple statue sur tout le peuple ». Simone Weil l’affirme tout au long de son œuvre : la vérité est une, la justice est une (au moins pour ses principes fondamentaux), et tous les esprits suffisamment attentifs et méthodiques ne peuvent que converger vers elles. Les seules transformations politiques émancipatrices sont donc celles qui font progresser les conditions indispensables pour que chacun puisse exercer avec attention sa pensée dans la direction de la vérité et la justice. L’attention n’est pas en effet le résultat d’un simple effort individuel, mais elle est d’abord permise ou empêchée par les conditions matérielles de la vie et les institutions collectives : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, comme l’écrivait déjà Marx, mais la vie qui détermine la conscience9Karl Marx, L’idéologie allemande, à lire ici.. »

Le travail

Celle qui a le plus intéressé Weil est bien sûr celle du travail, on l’a dit, au point qu’elle envisage son esquisse de société libre comme une « société fondée sur la spiritualité du travail ». Venant d’une chrétienne mystique, on pourrait craindre un simple rappel à la dureté de la condition humaine et à la sanctification par le travail, à subir quelles qu’en soient les conditions pour la mortification du croyant et la gloire de Dieu. Mais si cette chrétienne est l’auteur de La condition ouvrière et d’un éloge de la grève et du contrôle ouvrier sur les usines10Grève et joie pure (Libertalia, 2016) en regroupe les principaux textes., il faut s’attendre à tout autre chose. Comme je l’ai dit, c’est le contenu même du travail qu’il faut transformer, pour le rendre suffisamment riche, varié, assez complexe pour que l’on soit obligé de penser en travaillant. Il faut que le cadre de travail lui-même soit connu, compris, et que le travailleur exerce sur lui une forme de contrôle. Cela doit certainement passer par la démocratisation de l’entreprise (comme des administrations publiques), par la fin de la précarité au travail et dans certains cas par des formes de propriété collective. Mais tout cela n’a de valeur que dans la mesure où ce sont des moyens pour étendre ici, maintenant et pour chacun le champ du « travail lucide » (opposé aussi bien au travail ouvrier aliéné qu’aux bullshit jobs et aux emplois d’exécutants en col blanc, ou à l’agriculture intensive – où le paysan devient un exécutant au service des firmes de l’agrochimie et de l’agrotechnologie).

Dans la répartition des tâches et leur reconnaissance par la société (matérielle comme symbolique), chacun doit être traité de manière à sentir sa dignité intrinsèque.

L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine.
La privation complète à cet égard est le cas du chômeur, même s’il est secouru de manière à pouvoir manger, s’habiller et se loger. Il n’est rien dans la vie économique, et le bulletin de vote qui constitue sa part dans la vie politique n’a pas de sens pour lui.
Le manœuvre est dans une situation à peine meilleure. La satisfaction de ce besoin exige qu’un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu’il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n’a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu’on la lui fasse connaître, qu’on lui demande d’y porter intérêt, qu’on lui en rende sensible la valeur, l’utilité, et s’il y a lieu la grandeur, et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend. Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée.

L’enracinement, « La responsabilité », Champs Flammarion, pp. 56-57

On aura compris à ce stade que si l’on rencontre un discours de « responsabilisation » des travailleurs dans le management néolibéral, il n’est que la parodie de ce qu’on désigne ici sous le beau nom de responsabilité – et que la critique weilienne du chômage est une défense, et non une critique des chômeurs. Il s’agit bien de donner à chacun un travail suffisamment enrichissant et à l’utilité suffisamment évidente pour que nul ne doute de ce qu’il apporte à la société (et en reçoive le juste salaire), tout en ayant un maximum de contrôle sur ses conditions de travail. Tout le contraire de la volonté néolibérale qui est de ne rien changer aux règles de l’exploitation tout en les faisant intérioriser et même aimer par les travailleurs eux-mêmes, comme l’a bien montré Frédéric Lordon.11Notamment dans Capitalisme, désir et servitude (La Fabrique, 2010)

La technique

C’est à fortiori le cas de la technique, dont le développement n’a rien d’intrinsèquement émancipateur, ni dans le travail (c’est la principale préoccupation de Simone Weil) ni dans les loisirs, le divertissement, l’accès à l’information et à la culture, la fourniture de services et le respect des limites écologiques, comme nous le voyons encore mieux aujourd’hui.

street lights
Publicités à Times Square (New York), Photo J.F. Fernandez Saura

La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l’œuvre la réflexion méthodique (…) ; la coordination devrait s’établir d’une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d’un esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l’ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale.

Simone Weil, Réflexions…, « Tableau théorique d’une société libre »

De ces formules abstraites sur la technique peuvent découler tout un programme de régulation des technologies de l’attention (interdiction de l’abus de techniques de rétention dans le jeu vidéo, de la lecture automatique des vidéos, des algorithmes basés sur l’engagement des réseaux sociaux, dénoncés en ce moment même par Frances Haugen, de la publicité sous la plupart de ses formes…). C’est un contrepied total par rapport au capitalisme algorithmique des réseaux sociaux ou du commerce en ligne, qui nous ont habitués à laisser des programmes dont nous ne contrôlons rien sélectionner l’information, les biens, les contenus auxquels nous serons confrontés. C’est donc aussi une direction pour la conception de machines et de logiciels : un logiciel de travail n’est pas émancipateur pour celui qui ne connaît ni ne contrôle rien de son fonctionnement, une machine qui soulage le corps sans entraver l’esprit est évidemment un heureux auxiliaire. Dans les entrepôts logistiques Lidl (NOTE), le chariot électrique est une aide utile, le casque à commande vocal automatisée un pur instrument de déshumanisation12À voir avec d’autres exemples dans ce numéro de Cash Investigation (2017) : Travail, ton univers impitoyable . Dans le travail de bureau, on doit pouvoir distinguer des logiciels qui allègent réellement le fardeau des employés et d’autres qui leur ôtent tout besoin de penser et participent à la fragmentation taylorienne des tâches. La conception des services en ligne devrait être orientée vers une bonne utilisation du temps et non vers la captation de l’attention et du « temps de cerveau disponible », comme le clame depuis quelques années l’ancien cadre de Google Tristan Harris (sans proposer beaucoup mieux qu’un constat pertinent). Là encore, Matthew B. Crawford à bien mis en évidence dans Contact – Comment nous avons perdu le monde et comment le retrouver13La Découverte, 2016, la destruction méthodique de nos capacités d’attention par le capitalisme technologique et son coût moral et politique – même s’il ne s’avance pas très loin dans l’élaboration du républicanisme progressiste qu’il appelle de ses voeux, qui ferait de l’attention un bien commun à protéger.

Lire le texte : Matthew Crawford, L'attention comme bien commun (Contact, 2016)
« Les principaux courants de la recherche en psychologie traitent généralement l’attention comme une ressource rare – chaque individu en possède une quantité limitée. Il ne nous vient pourtant pas à l’idée de revendiquer notre droit à la préservation de cette ressource, pas plus qu’elle n’est l’objet d’une économie politique capable de prendre en compte les carences spécifiques de l’environnement cognitif moderne. À cette fin, je tiens à proposer le concept d’attention comme bien commun. Certaines ressources, comme l’air que nous respirons ou l’eau que nous buvons, sont des biens communs. Nous n’en sommes guère conscients, mais leur disponibilité généralisée est au fondement de toutes nos activités. De mon point de vue, l’absence de bruit est aussi une ressource de ce type. Plus précisément, le fait de ne pas être interpellé est un bien précieux qui nous semble aller de soi. De même que l’air pur nous permet de respirer, le silence, au sens large que je viens de définir, est ce qui nous permet de penser. Nous y renonçons volontiers lorsque nous sommes en compagnie de personnes avec lesquelles nous entretenons une relation, ou bien quand nous sommes d’humeur à échanger avec des inconnus. Mais c’est une tout autre affaire que d’être l’objet d’une interpellation automatisée. (…)

Parce que nous avons permis à notre attention d’être transformée en marchandise, il nous faut désormais payer pour la retrouver. (…)

Si la notion de ressource collective convient bien au phénomène de l’attention, c’est d’abord parce que l’empiètement des intérêts privés sur notre conscience passe le plus souvent par l’appropriation de notre attention dans les espaces publics, et ensuite parce que nous devons à nos semblables un minimum d’attention et de préoccupation éthique. Notons que les mots en italique relèvent à juste titre du lexique de l’économie politique, du moins sur par « économie politique » nous entendons un souci de justice dans l’usage public d’une ressource privée. »

Matthew B. Crawford, Contact, « Introduction », Paris, La Découverte, 2016, p. 21-23-26

Des institutions de l’attention

Dans l’éducation aussi, il est urgent de réunifier la pensée et l’action. Les écoles Montessori en fournissent un bon exemple pour l’école, mais c’est jusqu’à l’adolescence qu’il faut allier la pensée et l’action par des activités au contact du réel, et acquérir de véritables savoir-faire (menuiserie, jardinage, cuisine, électricité… et pratiques artistiques). Le sport n’y suffit pas. C’est ainsi et non par le durcissement de la discipline ou le retour à une école autoritaire fantasmée que l’on progressera vers une école de l’attention, qui en donne le goût (et le goût du silence qui l’accompagne et permet l’action et la discussion véritables). Une telle école n’a rien à voir avec l’école autoritaire de la IIIe république où l’on exigeait un silence purement extérieur à coups de règles. Il faudrait toutefois s’interroger sur la nécessité de prendre en charge ces activités au sein de l’école : il me semble que nous souffrons plutôt de la réduction de la vie enfantine et adolescente à la seule institution scolaire, et que c’est peut-être au dehors, dans des modes de vie plus autonomes, dans des mouvements de jeunesse et des associations que se situent les lieux appropriés d’une telle éducation. Si l’institution scolaire devait demeurer, au moins temporairement, l’institution totale qu’elle est aujourd’hui, ce ne pourrait être qu’en accroissant radicalement en son sein la part d’activités tournées vers le savoir-faire, la coopération et l’autonomie pratique et politique, au sens large du terme, et ce à tous les niveaux et non en séparant le plus tôt possible une classe de futurs travailleurs « manuels » et une classe de futurs travailleurs « intellectuels ».

Des institutions justes sont des institutions dans lesquelles l’espace et le temps de l’attention organisent l’ensemble des interactions. A l’hôpital, c’est l’attention aux patients, aux soignants, le temps pour la prise en compte des inquiétudes, l’explication qui fait du patient un véritable sujet, l’attention nécessaire pour prendre soin. Dans la justice, c’est l’attention aux parties prenantes, aux détails de chaque situation, à l’argumentation développée par les avocats : autant de prérequis apparemment impossible aujourd’hui, alors qu’on demande aux avocats de résumer leurs conclusions en moins de mille mots. On voit bien ici que la question budgétaire est essentielle et que l’austérité néo-libérale est largement responsable de la dégradation de ces services essentiels. Mais on voit aussi qu’il ne suffit pas d’augmenter le budget, car il ne s’agit pas seulement d’augmenter les effectifs mais, au moins dans certains secteurs, de renouveler profondément les pratiques, et – ce qui n’est pas peu dire – d’assurer à chacun la possibilité de comprendre réellement les institutions dont il dépend plutôt que d’en être le jouet.

Quel « choc de simplification » les administrations et les politiques publiques, le fonctionnement de la justice, l’école et le fouillis des formations du supérieur, le système bancaire et la création monétaire ne devraient-ils pas subir pour correspondre à cette formule de Weil : « les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d’un esprit humain » – idéal inaccessible, mais salutaire ! Ce choc n’aurait là encore rien à voir avec le détricotage néolibéral des services publics, des aides sociales ou du droit du travail. Il s’agirait de se donner des règles de fonctionnement suffisamment claires pour pouvoir être comprises, autant qu’il est nécessaire à l’autonomie du citoyen, par n’importe quel esprit attentif et doté du bagage de connaissance minimum fourni à tous. On peut citer en exemple la proposition très intéressante de l’Institut Rousseau de « l’impôt abc » : un système très simple de paramétrage de l’impôt sur le revenu, qui permettrait un débat démocratique éclairé et facilité sur la question14Voir sur leur site la note « Utiliser l’impôt abc pour une réforme d’ampleur en faveur de la justice fiscale »..

man people woman office

Autant de transformations radicales qui ne s’instaureront pas sans rapport de force, mais qui doivent en constituer l’horizon émancipateur, à l’encontre de la bureaucratie opaque qui a servi aussi bien les totalitarismes du XXe siècle que le néo-libéralisme actuel. La révolution ultime qui instaurerait définitivement une société libre est une utopie qu’il faut abandonner, mais au profit d’un mouvement révolutionnaire qui établirait les conditions nécessaires d’un véritable progrès de la liberté réelle, tâche sans fin et toujours à reprendre.

Conclusion : vers un éco-républicanisme ?

Malgré toute sa réticence à l’égard de la collectivité, c’est donc bien à une révolution dans les institutions de la vie collective que nous convie Simone Weil, avec pour impératif catégorique le progrès de l’émancipation réelle des individus. En conjuguant ainsi certains enseignements du matérialisme de Marx à une préoccupation toute chrétienne et kantienne pour la liberté individuelle, elle nous aide à penser les conditions concrètes de l’émancipation sans sacrifier l’individu aux lendemains qui chantent. En reprenant à son compte le républicanisme de Rousseau, elle nous pousse à réfléchir aux conditions concrètes du développement intellectuel, moral et civique des individus, notamment du point de vue de l’attention, indispensables à l’émergence d’une volonté générale. Enfin, elle nous aide à articuler abolition du capitalisme et progrès de la liberté, à l’heure où il faut en finir résolument avec les mantras thatchériens : « There is no alternative » et « There’s no such thing as society. » La suppression de l’actionnariat qui donne le pouvoir aux milliardaires, l’interdiction de la finance spéculative, la protection de pans entiers de la société et de l’environnement contre l’emprise prédatrice des marchés sont des conditions indispensables de l’émancipation. Mais abolir ne suffit pas : il s’agit d’instaurer un régime économique juste, qui assure l’accès de tous aux conditions de la vie bonne, y compris à un travail enrichissant, digne et utile.

Que peut-elle apporter à l’écologie politique ? Au moins l’esquisse d’une république qui mette en son cœur la connaissance de la nécessité, c’est-à-dire celle des lois et limites naturelles de toute activité humaine, et se donne pour bien commun les conditions d’une autonomie réelle et écologiquement durable des individus. S’il est bien un cas historique dans lequel celles-ci ont été négligées en raison de l’inertie terrible d’une mécanique socio-économique aveugle et prise d’une forme de délire collectif, c’est bien celui des crises écologiques actuelles. Elle apporte encore une idée de la liberté qui renoue avec le meilleur de l’esprit des Lumières tout en étant parfaitement compatible avec une trajectoire de décroissance, une transformation radicale du mode de production, une démocratisation de la démocratie, et l’avènement d’un âge de la technique non-aliénante (qui évoque l’outil convivial d’Illich autant que les low techs de Philippe Bihouix). Elle insiste en outre d’une manière qui me semble profondément écologique sur les besoins matériels et spirituels de l’être humain15Détaillés dans son très beau « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain » au début de L’Enracinement. qui, comme tout animal, ne peut se développer que dans un milieu qui respecte les besoins de ses facultés morales et cognitives, au lieu d’en faire une ressource à exploiter. Enfin, loin des utopies technologiques de quelques richissimes touristes de l’espace, elle appelle à refaire du travail manuel et de la science appliquée au réel le cœur d’une éducation à la fois vraiment civique et vraiment émancipatrice, tournée vers l’autonomie réelle de chacun. Que chaque citoyen soit capable au besoin de tirer de lui-même sa subsistance de la nature, qu’il ait une connaissance pratique des vivants qui l’entourent, qu’il sache construire de ses mains ou réparer les objets essentiels dont il a besoin, qu’il ait une conscience claire des institutions et des modes de production à l’œuvre dans la vie collective et de leurs effets sur l’environnement, voilà autant d’objectifs pour la formation du citoyen autonome d’une « cité écologique ». Il y a là matière à développer un « éco-républicanisme », selon le terme de Serge Audier, qui réunifierait l’autonomie comme capacité à assurer sa subsistance sans en détruire les conditions, comme faculté morale de prise en charge de soi et comme maîtrise de son destin économique et politique. « En résumé, écrit Simone Weil, la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance. » Le tout, comme elle le signalait déjà il y a presque un siècle, dans un monde aux ressources finies et aux limites physiques indépassables.

Jardins ouvriers de Schiltigheim (Bas-Rhin), photo Ji-Elle, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

0 commentaire

Laisser un commentaire

Avatar placeholder

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.