Élargir la cité : l’éco-républicanisme

Publié par Bertrand Vaillant le

Autour de : Serge Audier, La cité écologique. Pour un éco-républicanisme, La Découverte, 2020 (noté ci-après ). Les pages données correspondent à une version numérique.

La république écologique : un oxymore ?

La thèse de Serge Audier est la suivante : si historiquement la république moderne a été fort peu écologique, le projet républicain en lui-même, fondé sur l’organisation d’une société d’êtres solidaires autour d’un bien commun, est le cadre adéquat pour faire de l’écologie un véritable projet politique. La crise écologique repose de manière radicale, à l’échelle des nations mais surtout de l’humanité entière, la grande question républicaine : comment fonder une cité durable et solidaire, de citoyens libres, participant activement à l’intérêt général ?

Historiquement, l’écologie politique s’est surtout développée dans des milieux anarchistes, tandis que socialistes et républicains voyaient dans l’augmentation de la production et la domination de la nature la condition nécessaire de l’émancipation. Les grands États républicains, tout comme le « socialisme réel » soviétique, ont associé l’émancipation sociale au productivisme industriel, censé garantir l’abondance des biens et l’allègement du fardeau du travail : l’URSS a de ce point de vue été un désastre écologique tout aussi grand que le capitalisme libéral. Ce n’est donc pas sans raison que nombre d’intellectuels et de militants anarchistes, fort divers par ailleurs, ont rejeté d’un bloc l’État, la production industrielle, la planification et le libre-échange, considérés comme intrinsèquement dominateurs et destructeurs des libertés humaines autant que du vivant et du milieu naturel. C’est dans ce creuset largement anti-étatiste, municipaliste, localiste, anarchiste que se sont élaborés les fondements philosophiques de l’écologie politique, en réaction au caractère anti-écologique du socialisme productiviste – qui de son côté moquait comme réactionnaire ce souci de la nature. Cette opposition historique nous met aujourd’hui dans l’impasse, pour S. Audier, car elle nous empêche de concevoir ce que nous devons urgemment réaliser : un véritable projet politique commun, à l’échelle nationale et internationale, permettant d’allier l’émancipation des personnes et la justice sociale d’un côté, et un rapport vertueux au milieu naturel dans lequel toute collectivité humaine est insérée de l’autre. L’anarchisme localiste nous condamne à l’impuissance face aux forces énormes du marché, et à la disparition géopolitique, tandis que le républicanisme social, soucieux de la solidarité des personnes, n’a pas encore su intégrer la solidarité des vivants – ni réalisé, loin s’en faut, toutes ses promesses. Il s’agit donc de sortir de l’impasse en pensant la République écologique et sociale, projet fondateur d’une nouvelle « cité écologique ».

La modernité émancipatrice

Heureusement, nous dit l’auteur, nous ne partons pas de rien face à ce défi philosophique, éthique et politique. C’est la démonstration du livre, qui apporte une lueur d’espoir bienvenue au moins sur le plan intellectuel : aussi inédite que soit notre situation de crise, il y a dans notre tradition de philosophie et d’économie politique des ressources fécondes pour penser la cité écologique dont nous avons besoin, à condition de s’en ressaisir. Ces ressources trop longtemps négligées, vous l’aurez compris, se trouvent pour S. Audier avant tout dans la tradition du républicanisme, dans ses grandes figures comme Machiavel et Rousseau, mais aussi et surtout dans le courant de pensée solidariste, pré-socialiste et socialiste-républicain de la fin du XIXème siècle, dont les thèses ont été largement recouvertes à gauche par le succès du socialisme marxiste et productiviste et de l’écologisme libertaire. Il s’attelle donc à mettre en forme les principes fondamentaux du projet politique éco-républicain. Non pour opposer à l’écologie anarchiste une écologie autoritaire (le « Léviathan vert » tantôt dénoncé et tantôt espéré dans le débat écologique), mais tout au contraire pour dépasser ce clivage vers une cité où les institutions économiques et politiques organiseront la solidarité sociale et environnementale de manière républicaine et démocratique, sans rapport de domination mais non sans conflictualité.

Serge Audier s’inscrit ainsi parmi les auteurs progressistes qui refusent le rejet en bloc de la modernité et soulignent au contraire tout ce qu’elle contient d’émancipateur. La révolution scientifique et les Lumières doivent évidemment faire l’objet d’une critique dans leur tendance à faire de la raison un instrument de maîtrise de la nature, à lier trop vite progrès social et progrès techno-scientifique, ou à confondre impérialisme et universalisme. Mais il s’agit de renouer avec ce qu’elles ont de vraiment émancipateur et non de jeter le bébé avec l’eau du bain, comme y appelle une certaine vulgate écologique qui voit dans « la modernité » l’origine de tous nos maux – au risque de sombrer dans une forme d’anti-rationalisme et d’anti-universalisme. Les torts causés par les sociétés occidentales modernes sont nombreux et atroces, sur le plan humain comme sur le plan écologique, c’est indiscutable. Mais « la modernité » est tout sauf un monolithe à endosser ou à condamner en bloc : la modernité intellectuelle est pleine de tensions, de conflits et de différences, et l’on y trouve aussi bien l’amour de Machiavel pour sa cité alliée à sa défense du conflit en politique, l’humanisme sceptique de Montaigne, la critique du progrès et le républicanisme d’auto-limitation de Rousseau, le souci de Voltaire pour la souffrance animale, et plus tard les pensées solidaristes et socialistes de la liberté comme interdépendance. La cité libre, juste et écologique ne pourra naître que dans la ressaisie critique de l’idéal moderne d’émancipation et d’autonomie, et non dans son rejet, voilà la certitude qui anime l’auteur et qui traverse le livre. (On retrouve cette idée dans Les Lumières à l’âge du vivant de Corine Pelluchon, et les deux auteurs ne sont pas sans raison associés dans l’émission ci-dessous.)

Entretien avec Serge Audier et Corine Pelluchon

Un ouvrage riche, pour poser des principes généraux

Il s’agit d’un livre important, très riche dans ses sources et dans la finesse de leur confrontation et de leur analyse, et qui forme le troisième tome d’un triptyque. Le premier volume (La société écologique et ses ennemis1La Découverte, 2017) explorait en détail les ferments d’écologie politique nés en marge du combat pour l’émancipation sociale, et leur étouffement par la gauche productiviste. Cette idéologie productiviste commune à tous les grands projets politiques modernes était quant à elle l’objet du deuxième volume, L’âge productiviste2La Découvertre, 2019. La cité écologique part de l’impasse occasionnée par ce clivage et pose les principes d’un projet à la fois profondément écologique et républicain, élargissant à la solidarité avec l’ensemble du vivant le « républicanisme jusqu’au bout » de Jean Jaurès. C’est donc le tome le plus normatif et prescriptif, même s’il s’agit plutôt de proposer un cadre philosophique général appuyé sur des exemples de propositions concrètes que quelque chose qui ressemblerait à un programme politique. Le livre s’attache toutefois à traiter toutes les dimensions de la vie sociale, pour mettre en évidence les obstacles conceptuels à surmonter et les ressources qu’offre la tradition républicaine. Les principes de l’éco-républicanisme mais aussi l’éducation et la question des moeurs écologiques et civiques, la socio-économie, les institutions politiques et la démocratie font ainsi l’objet d’analyses approfondies. L’ouvrage est parfaitement lisible de façon indépendante des deux précédents (c’est ce que j’ai fait) dont il rappelle l’essentiel de manière déjà fort complète. C’est un livre riche, je l’ai dit, qui cherche toujours le maximum de précision et de nuance dans ses analyses, qui veut se confronter à énormément d’objections et de positions différentes de la sienne : cela fait aussi sa longueur (750 pages), et l’on souhaiterait parfois que l’auteur aille plus vite à l’essentiel. C’est peut-être la force et la faiblesse du livre : son intérêt réside dans la grande variété et l’originalité des auteurs ou des lectures qui en sont faites, et dans le souci de tenir compte de (trop ?) nombreux discours concurrents auxquels il faut se confronter, mais quant aux fondements d’un nouveau projet politique, on a parfois l’impression d’en rester à une liste des écueils à éviter, qui manque de prescriptions plus claires et constructives. « Tout ça pour ça », diront sans doute ceux qui espéraient un programme politique clefs en main et trouveront que l’auteur se contente parfois de mettre en évidence l’existence de ressources intellectuelles pour l’élaborer. Il laisse également dans l’ombre la question de la réalisation concrète de ce projet qui, si on le prend vraiment au sérieux au lieu d’y trouver une série d’ajustements de l’existant, semble exiger rien moins qu’une révolution – j’y reviendrai en conclusion. Mais il constitue cependant une boussole précieuse pour penser la société future, et une généalogie éclairante des erreurs qui ont enfermé l’écologie dans des impasses dont il est urgent de sortir. Le tout, en brossant un tableau très instructif de positions concurrentes ou complémentaires dans le champ de la philosophie politique concernant l’écologie, la république et la démocratie.

Enjeux écologiques du républicanisme : auto-limitation, solidarité, citoyenneté active et attachement à la cité

République et intérêt général

Qu’est-ce au juste que la république ? Dans la France actuelle, elle est devenu le principe incantatoire du parti de l’ordre, un principe censé désigner un État vertical fort, une conception intransigeante de la laïcité, une exigence d’assimilation opposée au « communautarisme », la supériorité de l’ordre public sur les droits de l’homme. On s’en méfie donc à gauche, non sans raison. Mais la république est une idée bien plus profonde, bien plus complexe et bien plus haute que cet autoritarisme policier.

C’est aussi une idée très polysémique, renvoyant à des expériences historiques diverses, d’Athènes et Rome aux cités renaissantes italiennes et germaniques, des révolutions anglaise, américaine et française aux luttes pour la « République sociale » contre une « République de l’ordre » au XIXe et XXe siècle3On peut se reporter sur ce point à l’excellent opuscule de Serge Audier, Les théories de la république, La Découverte, 2015 (noté ci-après TR), qui en donne un tableau clair, concis et très instructif. Il y plaidait déjà en conclusion pour un « éco-républicanisme ».. La république désigne avant tout, depuis Platon et surtout Aristote, un régime politique réalisant l’intérêt général ou le bien commun de la communauté entière, et non l’intérêt personnel des gouvernants ou d’une faction particulière. Elle n’est donc pas d’abord un type de régime (monarchie, aristocratie ou démocratie) mais une manière de gouverner en vue du bien commun. À partir de cette idée grecque, et plus encore romaine, se sont élaborées à travers les siècles de nombreuses conceptions de ce qui, étant indispensable pour réaliser ce bien commun et éviter le despotisme, devait être « la chose de tous » ou la « res publica« , possession commune soustraite à l’accaparement privé : charges et droits politiques, institutions, bâtiments publics, et plus tardivement services publics et richesse socialement produite. À la république sont attachés sous des modalités diverses le règne des lois, l’égalité des citoyens et leur participation active à la vie politique, et une forme de vertu civique qui les attache à leur cité, à leurs devoirs et à l’intérêt général qui est la vraie fin de la politique. Associée à la République romaine de Cicéron ou à l’austérité spartiate rêvée par Rousseau et Babeuf, elle peut sembler un modèle dépassé. Pourtant, à l’heure de la crise écologique et sociale, il est plus que temps de réorganiser la vie politique autour de l’intérêt général de chaque communauté mais aussi du genre humain, pour dépasser la simple protection des libertés individuelles sans sombrer dans l’autoritarisme vert : c’est le sens de l’éco-républicanisme.

Cincinnatus recevant les ambassadeurs de Rome, A. Cabanel, 1843.

Insuffisances du néo-républicanisme

Depuis les années 70, un courant « néo-républicain », essentiellement anglo-saxon, réhabilite le républicanisme comme troisième voie entre libéralisme individualiste et socialisme collectiviste. Il regroupe des auteurs influents dans le champ intellectuel comme John Pocock, Quentin Skinner et Philip Pettit4CE, Chap.1, pp. 160 sq.. Le néo-républicanisme se présente notamment comme une théorie politique alternative au libéralisme social de Rawls, centrée sur la lutte contre toutes les situations de domination et de dépendance à l’intérieur de la société : contre « le postulat clé du libéralisme classique selon lequel la force ou la menace coercitive de la force constituent les seules formes de contrainte qui interviennent sur la liberté individuelle », il soutient que « vivre dans une condition de dépendance constitue une source et une forme de contrainte »5Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Seuil, 2000, p.55, cité par S. Audier. Cette idée de liberté comme non-domination a notamment inspiré le très efficace combat de l’Espagne, ces dernières années, contre les violences faites aux femmes.. Mais il n’y a là pour Audier que la formulation de conditions, certes nécessaires, mais loin d’être suffisantes pour fonder la cité écologique et solidaire. Il accuse au fond le néo-républicanisme de renoncer à l’essentiel de la tradition républicaine : une conception non-instrumentale de la liberté civique et de l’intérêt commun de la cité, et une conception forte et consistante de la « res publica« , irréductible à un ensemble de services publics garantissant les libertés individuelles. Le néo-républicanisme n’a de plus, pour Audier, rien à apporter sur le plan écologique.

Renouer avec la grande tradition républicaine est en revanche fécond pour la pensée écologique. À la suite de Murray Bookchin, père américain d’une écologie sociale organisée autour de la forme du « municipalisme libertaire », Audier souligne par exemple la portée pré-écologique du républicanisme de Rousseau. Si son idéal de transparence et d’austérité spartiate est contestable et inapplicable aux sociétés modernes, le contractualisme de Rousseau porte en lui une conception de la liberté comme auto-limitation, participation civique et souci de l’intérêt général dont la portée écologique est claire, et une critique du luxe et de l’inégalité qui n’a rien perdu de sa force. Il ne s’agit pas pour autant de sacrifier les libertés individuelles et le débat publict au nom de l’intérêt général écologique : la cité écologique restera irréductiblement « conflictuelle », conformément à la lecture que fait Audier de Machiavel dans la lignée de Claude Lefort. Contrairement aux conceptions antiques (mais aussi modernes) de la république comme équilibre stables des pouvoirs empêchant les dissensions, Machiavel insiste en effet sur les vertus du conflit, les « tumultes » engendrés par l’affrontement des grands et du peuple étant la source d’un renforcement et non d’un affaiblissement de la cité – à condition de trouver un débouché politique. Mais il s’agit bien de retrouver une certaine conception de la cité, qui n’est pas seulement une société d’individus mais une véritable communauté politique exigeant et suscitant à la fois la participation de chacun au bien commun. C’est un ensemble d’institutions, d’engagements civiques et d’associations, de représentations partagées et débattues, mais également, comme la Florence de Machiavel, une architecture qui organise et reflète cette participation civique, et s’inscrit dans les paysages toscans. Cette cité consistante n’est pas une essence nationale mais une pratique politique commune tissée dans son milieu naturel, qui appelle une nouvelle conception de la liberté comme solidarité et interdépendance.

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Florence, Photo Olivier Darny

Les liens qui libèrent

Le corpus qui constitue le cœur de l’ouvrage est certainement celui des penseurs républicains du courant solidariste des XIXe et XXe siècles, dont les auteurs souvent renvoyés à l’oubli par le socialisme marxiste sont très bien connus et mobilisés de façon très intéressante par Serge Audier, dans une perspective écologique. Ces partisans d’une république sociale, penseurs précurseurs des services publics, de la sécurité sociale et du dépassement de la propriété privée, ont en commun de penser indissociablement la liberté et la solidarité. A la liberté libérale-individualiste, conçue comme indépendance vis-à-vis d’autrui et à fortiori de la société et de l’État, les solidaristes comme Léon Bourgeois6« Figure politique majeure, Bourgeois a été président du Conseil (1895-1896) et du Sénat (1920-1923). Il a joué un rôle décisif dans la législation sociale et la mise en place du dispositif assurantiel de la IIIe République ainsi que dans l’avènement de la Société des Nations. » Audier, TR, p.64, Léon Duguit7 (1859-1928) Juriste et théoricien du « service public » dont les travaux ont participé à la redéfinition du rôle social de l’Etat sous la IIIe République. Il s’agit pour Duguit de « reconstruire la théorie juridique en se fondant sur l’idée de «droit objectif», c’est-à-dire une « règle sociale » obligeant chacun – aussi bien gouvernants que gouvernés – à agir conformément aux exigences de l’interdépendance sociale et de la solidarité. » Audier, TR, p. 66.et Célestin Bouglé8(1870-1940) Philosophe et sociologue, radical-socialiste, collaborateur de Durkheim et proche à certains égards du socialisme républicain de Jaurès, il a mené de front le combat pour la république sociale et la constitution de la sociologie comme science positive. opposent l’interdépendance de fait qui fait de chaque citoyen l’héritier et le débiteur de la collectivité : toute vie sociale digne de ce nom implique non seulement l’interdépendance de ses membres (renforcée par la division du travail) mais encore l’usage d’un patrimoine commun dont chacun hérite sans l’avoir produit ni mérité : le langage, la science, les arts, les infrastructures permettant la vie publique et la prospérité économique, la sécurité physique et sociale, les services publics de toute sorte forment la véritable « chose publique », la res publica.

Endetté à l’égard de la société, chacun l’est aussi à l’égard de la nature : malgré des appels parfois problématiques aux coopérations et interdépendances de fait découvertes par la biologie (renversant l’interprétation individualiste-compétitive du darwinisme), certains solidaristes font déjà preuve d’une forme de conscience écologique en rappelant l’insertion des sociétés humaines dans un milieu naturel dont elles sont solidaires. On tient peut-être là l’idée force de la cité éco-républicaine : c’est une cité libre, mais dans la mesure où la liberté de chacun est indissociable de sa solidarité avec ses concitoyens, mais aussi avec les vivants, les écosystèmes et le milieu de vie dont dépend sa subsistance. Bien sûr, comme ne manquaient pas de le souligner déjà les solidaristes, cette dette écologique et sociale n’est pas équitablement répartie : il y a une classe sociale qui consomme beaucoup plus qu’elle ne produit, détruit bien davantage la nature pour des raisons bien plus superficielles, hérite et s’accapare une part considérable de la richesse produite par la société, et une classe spoliée, dont les membres ne bénéficient pas ou pas pleinement d’une véritable solidarité sociale (nationale et internationale). Il s’agit donc non seulement de reconnaître la solidarité de fait (l’interdépendance), mais encore de la transformer en solidarité de droit, par le service public, l’assurance universelle, la redistribution et la socialisation d’une part de la richesse qui est, elle aussi, un produit de la société tout entière.

Du point de vue écologique, encore balbutiant chez les solidaristes, il s’agit de transformer notre dépendance de fait au milieu naturel en une solidarité organisée qui contraigne la vie économique et sociale à respecter les limites naturelles et à considérer les ressources naturelles comme appartenant au patrimoine commun de la nation et de l’humanité, un patrimoine à mettre au service de l’intérêt général. Il faut rompre également avec le mode de production capitaliste et favoriser, plutôt que le collectivisme, le développement d’un tissu d’entreprises coopératives autogérées, sur le modèle de « l’économie civile » italienne, en remettant l’entreprise au service de l’intérêt général et en la contraignant à respecter les obligations sociales qui lui incombent en raison de sa solidarité de fait avec la société et la nature. Plus encore, dans la perspective d’Audier, il faut dépasser cette conception instrumentale de la nature encore trop anthropocentré, et élargir la cité à l’ensemble des vivants avec lesquels nous formons de fait une communauté de vie, en leur conférant un statut et une voix dans le débat politique.

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Photo George Desipris

Une cité démocratique élargie aux dimensions du vivant

Du point de vue de l’éthique écologique, Serge Audier penche pour un « nouvel humanisme » décentré, qui fasse une large place aux générations futures ainsi qu’à la nature et en particulier aux animaux. Croisant Machiavel et l’éthique partenariale de l’écoféministe Carolyn Merchant, il plaide pour un partenariat réaliste qui, débarrassé de l’illusion d’une harmonie parfaite entre l’être humain et la nature, se définisse plutôt comme « solidarité coopérative-conflictuelle » avec le vivant. Entre membres d’une société, entre humains en général et entre vivants d’une même planète, il y a une solidarité de fait en même temps que l’harmonie parfaite est impossible : il s’agit donc de maximiser la coopération tout en admettant une part irréductible de conflictualité qui doit trouver des modes d’expression politiques. Ici Audier s’inspire conjointement des travaux des philosophes contemporains qui proposent de démocratiser la démocratie (la démocratie forte de Barber, la démocratie délibérative de Fishkin et Ackerman) et des écologistes qui cherchent à donner un statut aux vivants et en particulier aux animaux dans le débat démocratique. La république écologique d’Audier implique un approfondissement de la démocratie, approfondissement républicain impliquant une participation active à la délibération publique et la culture par l’éducation et la vie associative des vertus civiques nécessaires à l’implication de chacun dans la discussion et le bien commun (notamment par un service civique obligatoire). Il réactive ici les tendances les plus sociales et républicaines d’auteurs comme J.S. Mill et surtout Tocqueville. Mais cette démocratie renouvelée doit faire une place aux vivants non-humains, alors même qu’un véritable dialogue avec eux n’est pas possible : il faut donc imaginer à la fois des institutions (des modes de représentation) et des mœurs (un nouvel impératif moral) permettant de faire comme si les vivants dépourvus de parole pouvaient prendre part au débat et faire valoir leurs intérêts. En intégrant l’idée plutôt écocentrique de « démocratie des affectés »9De la philosophe australienne Robin Eckersley. Voir CE, p. 666-667., qui inclut tous ceux qui sont affectés par les risques environnementaux, même s’ils ne peuvent pas parler (animaux, écosystèmes, générations futures…), ce nouvel humanisme élargit les limites de la cité tout en restant un projet politique républicain qui ne renonce pas à la délibération commune, même s’il tente d’en dépasser les limites.

Audier renoue ainsi avec des tendances oubliées de l’histoire du républicanisme social. Celle, d’abord, du républicanisme humanitaire et romantique, au sein duquel Michelet en particulier appelait à élargir la cité jusqu’à inclure les animaux, voire l’ensemble des vivants (la cité de ce peuple élargi devenant véritablement la « cité de Dieu »).

Je revins, de toutes les forces de mon existence malade, aux pensées que j’avais émises, en 1846, dans mon livre Le Peuple, à cette Cité de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sauvages, enfants, même encore ces autres enfants que nous appelons animaux, sont tous citoyens à différents titres, ont tous leur droit et leur loi, leur place au grand banquet civique.Jules Michelet, L'Oiseau, 1856, cité dans CE, p. 129

Celle, ensuite, qui passe de cette « ferveur fraternitaire » à un « constat plus froid et scientifiquement étayé des interdépendances naturelles et sociales », dans le sillage du darwinisme (130) : la découverte par des sociologues comme Jean Izoulet, puis le plus socialiste Célestin Bouglé, du caractère essentiel de l’association et de l’interdépendance dans le monde vivant a nourri en profondeur la pensée solidariste et socialiste, avant que l’écologie ne devienne une discipline autonome (et que la critique marxiste de la naturalisation des rapports sociaux, essentielle par ailleurs, ne conduise à en rejeter hâtivement les enseignements). « L’association créée », formule socio-biologique d’Izoulet, devient chez les solidaristes un principe politique justifiant la solidarité à construire :

[C]ette formule indique que la logique créative de la coopération solidaire est irréductible à une agrégation mécanique ou même à un simple contrat volontaire entre individus préalablement séparés. « L’association crée » veut dire que le fait même de s’associer, dès le règne du vivant, est productif de ces réalités nouvelles que sont l’agir en commun et la communauté elle-même.grégation mécanique ou même à un simple contrat volontaire entre individus préalablement séparés. « L’association crée » veut dire que le fait même de s’associer, dès le règne du vivant, est productif de ces réalités nouvelles que sont l’agir en commun et la communauté elle-même.S. Audier, CE, p. 133

La société humaine n’est pas pour autant un état de fait : il s’agit de construire politiquement cette association, par l’éducation, le travail et le droit, et d’y inclure autant que possible ceux qui pourtant ne peuvent participer au débat politique. Sur ce point comme sur d’autres, Audier se contente cependant d’indiquer des pistes et de fixer le cahier des charges de cette éco-république, sans opter pour une position tranchée parmi les nombreuses propositions de transformation du statut juridique et politique des animaux. Il s’agit surtout de montrer la continuité entre ces travaux contemporains et la longue tradition républicaine, ce qui n’est certes pas inutile surtout à l’heure où le débat tend à être caricaturé en opposition d’une écologie anti-humaniste et anti-démocratique et d’un humanisme républicain anti-écologique10Popularisée par Régis Debray, essayiste connu pour sa défense d’une République verticale opposée à la démocratie, dans son récent pamphlet Le siècle vert (Tracts Gallimard, 2020), CE p. 53 sq...

Et la lutte des classes dans tout ça ?

Dans sa recherche d’une troisième voie républicaine, dont la conflictualité semble avant tout prendre la forme de la délibération politique, l’auteur peut paraître manquer de radicalité, ou pécher par optimisme réformiste. Si réformisme il y a, c’est cependant le réformisme le plus déterminé, celui du socialisme républicain de Jean Jaurès, qui en appelle à la mobilisation des masses autant qu’à l’action dans les institutions politiques, les deux formant la tenaille entre laquelle les privilèges doivent être écrasés. S’il élimine bien vite et sans raisons claires le courant écosocialiste (sous prétexte que Marx était productiviste, mais Jaurès et les solidaristes aussi, comme il l’admet volontiers), il propose une critique bienvenue de « l’adieu au prolétariat » de Gorz et de toute la gauche postmoderne inspirée de Foucault, rappelle l’utilité mais aussi l’insuffisance des résistances locales pour faire vivre la démocratie écologique, et appelle à reconstruire un « conflit central » organisateur de la vie politique incluant lutte des classes et transformation écologique radicale.

Grève de mineurs dans le Pas-de-Calais en 1906 (illustration du « Petit Journal »)

Il indique également les contours d’une « socio-économie solidariste et écologique » incluant une critique de la propriété privée puisée chez les solidaristes et leur précurseur Alfred Fouillée. Il s’agit de faire primer la « fonction sociale » de la propriété sur le droit absolu du propriétaire consacré par l’idéologie propriétariste, comme y appelle également J.S. Mill, qui est pourtant un auteur libéral important. Audier montre bien comment le républicanisme, en particulier solidariste, a associé le caractère libre et durable de la cité avec l’égalité dans la propriété, la soumission de celle-ci à l’intérêt général, la garantie de subsistance, de soin, d’éducation, d’information et de vie digne accordée à chacun. Il y a là, affirme-t-il, de nombreuses pistes à ré-explorer dans le contexte de la crise écologique, qui rend plus insupportable encore la concentration des richesses, la surproduction et le capitalisme en général. Ce « conflit central », qui inclut mais ne se limite pas à la lutte des classes, reste toutefois assez flou – ou, disons, à inventer.

Conclusion : encore un effort pour être écorépublicains ?

On ne peut qu’approuver sur le plan des principes ce projet d’une république écologique et sociale, anticapitaliste, approfondissant le mouvement de socialisation de la richesse, assurant la liberté réelle de tous par la sécurité sociale et des services publics efficaces, incluant le souci des générations futures et de la souffrance animale, et faisant de la préservation des conditions naturelles de la vie humaine un bien commun primant l’égoïsme individuel et exigeant un renouvellement des mœurs et des pratiques démocratiques. Le grand mérite de ce livre, outre la richesse de son érudition, est de fournir un cadre politique ambitieux pour penser la cité future en réactivant le projet d’autonomie de la modernité tout en le séparant de son projet de domination de la nature (il revient à Cornelius Castoriadis, comme le souligne S. Audier, d’avoir clairement distingué les deux). Ce n’est pas par des postures anti-humanistes et anti-modernes que l’on accomplira la mutation écologique et la démocratisation de la démocratie, mais bien en étant « républicains jusqu’au bout », en faisant de la préservation de nos milieux de vie l’intérêt général minimal auquel doit se soumettre la discussion démocratique, tout en renforçant la participation de tous au débat démocratique. Patrick Savidan l’a souligné : en période de crise, nous tendons à nous replier sur les solidarités « chaudes », c’est-à-dire directes, visibles, voire tribales, au détriment des solidarités « froides », indirectes et anonymes (la cotisation, le service public), beaucoup plus efficaces pourtant pour réduire les inégalités. C’est une des raisons pour lesquelles les Français, qui apparaissent « de gauche », préoccupés d’égalité et de justice sociale dans les enquêtes d’opinion, votent plutôt à droite, pour des programmes provoquant casse sociale et accroissement des inégalités. Il est donc urgent de réaffirmer que la vraie liberté est indissociable de la solidarité, qui n’est pas la charité publique mais l’organisation structurelle qui fait profiter chacun de la richesse économique, naturelle et culturelle qui appartient à tous – ce qui implique de rompre à tous les niveaux avec l’imaginaire individualiste de l’indépendance et de la performance individuelle, à commencer par l’école.

Cet éco-républicanisme pourrait aussi être l’occasion (l’auteur le dit mais n’y insiste peut-être pas assez) de renouer avec un patriotisme sain, essentiel à la tradition républicaine : celui-ci n’implique ni essentialisme ni nationalisme, il n’est pas attachement à une identité immuable mais attachement du peuple à lui-même à travers son histoire. Il n’en suppose pas moins un attachement spécifique (mais non exclusif) à sa cité, susceptible de favoriser participation civique et dévouement au bien commun, et dans la république écologique cette cité inclut non seulement des êtres humains partageant une histoire et une culture commune, mais encore des paysages, un rapport particulier à des milieux, des plantes, des animaux qui n’est pas le même en France et au Canada, au Pérou et en Chine – même s’il s’agit là encore de rompre avec leur exploitation et non d’en conserver les formes « traditionnelles ». La république elle-même a une histoire, un imaginaire, des symboles à réinvestir, qui sont trop souvent devenus l’habillage kitsch du pouvoir autoritaire plutôt que ceux des insurgés qui criaient « Vive la sociale ! ». Il n’y a pas d’attachement civique à des institutions seules, mais à la cité qui est à la fois dans son peuple (élargi), ses lois, ses murs, ses paysages, son histoire, sa langue et sa culture, quoique tout cela puisse être fort complexe, différencié et en réinvention permanente.

En bref, c’est un livre qui permet de sortir de nombre d’impasses intellectuelles et de faux dilemmes, qui obstruent le champ de la réflexion politique en ce qui concerne les questions écologique et sociale, et qui met en évidence de façon convaincante tout ce que la tradition républicaine (et même sociale-libérale) a à offrir pour cela. Mais si l’auteur affirme qu’il faut dépasser le capitalisme, il écarte bien vite Marx (et même les lectures éco-socialistes qui en sont faites aujourd’hui), courant ainsi le risque de surtout penser le problème en termes d’institutions politiques et juridiques sans envisager les conditions concrètes de transformation du mode de production capitaliste – qu’il semble pourtant appeler de ses vœux. La question est pourtant urgente et difficile, alors que les « mœurs civiques » et les dispositions révolutionnaires ont été affaiblies par 40 ans de révolution conservatrice néolibérale et d’idéologie consumériste (à défaut, pour beaucoup, de pouvoir accéder réellement à la consommation). C’est le paradoxe de la république, surtout démocratique : elle exige, comme le soulignait déjà Montesquieu, la vertu du peuple. La cité écologique présuppose donc les vertus civiques, humanistes et écologiques qu’elle est elle-même censée faire advenir, et l’auteur semble miser sur une forme de prise de conscience collective face aux crises du climat et de la biodiversité11Comme le souligne à raison une autre lectrice.. Le manque d’engouement des Français pour la campagne électorale du candidat qui propose lui aussi une forme de républicanisme social tourné vers la planification écologique suffit à montrer que cette conscience lucide de l’intérêt général de l’humanité, n’est pas un donné sur lequel on peut compter.

Sur ce point l’auteur a le mérite de parler de « rapports de force » :

Disons-le clairement : la conviction qui sous-tend l’ensemble de ce livre est qu’il n’y aura pas de mutation écologique sérieuse sans sortie du modèle de capitalisme productiviste et inégalitaire, et sans invention d’une voie radicalement alternative, conjuguant nouvelle politique de l’égalité et mutation écologique, dans les pratiques et dans l’imaginaire social. Ce qui n’aura pas lieu simplement par la grâce des « idées », mais tout autant – voire davantage – par une inversion des rapports de forces et de pouvoir au cœur de l’économie-monde.S. Audier, CE, p. 789

Mais que recouvre ce rapport de force, de quelles classes ou groupes sociaux est-il l’antagonisme, doit-il prendre la forme d’une révolution par la force, dans les urnes, dans la rue, dans les collectifs de travail, dans les institutions ? S’agit-il d’abattre définitivement le capitalisme, et si c’est le cas, comment s’assurer que le nouveau régime économique et social sera écologiquement soutenable ? On reste sur sa faim quant au procès de réalisation de la cité écologique.

Serge Audier a raison de rompre avec l’économisme d’une certaine vulgate marxiste, qui finit par oublier les spécificités du politique. Mais si on n’y intègre pas la profondeur de l’analyse marxienne du capitalisme et la constitution d’un véritable mode de production et de consommation communiste ou post-capitaliste cohérent et soutenable dans les limites physiques de la planète, l’éco-républicanisme risque de rester une sociale-démocratie verdie. Ce n’est sans doute pas l’esprit du livre, mais on imagine aisément que l’on puisse en faire une telle lecture et n’aboutir qu’à un projet d’aménagement de l’existant, alors que la « démocratisation de la démocratie » et la bifurcation écologique exigent des ruptures structurelles radicales.

De ce point de vue et pour finir, il rejette peut-être hâtivement la dimension frugale du républicanisme classique (d’un Rousseau, par exemple), sans doute dépassée dans ses modèles antiquisants, mais on ne peut plus actuelle si l’on considère que de très gros efforts de sobriété seront nécessaires pour accomplir la mutation écologique. Même la dimension agraire des modèles républicains antiques n’est pas sans portée (au moins imaginaire) face à la nécessité probable de remettre des centaines de milliers de travailleurs dans les champs, pour revenir à une agriculture paysanne post-hydrocarbures. Rompre avec le productivisme en même temps qu’avec le capitalisme, tout en approfondissant la démocratie et en assurant des conditions de vie dignes pour tous, voilà les conditions sans lesquelles il ne peut y avoir de « cité écologique ».


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