Éthiques écologiques : une petite cartographie

Publié par Bertrand Vaillant le

assorted map pieces

Comment se repérer dans la masse considérable de discours philosophiques, politiques et militants consacrés à la question écologique ? Mes propres convictions relèvent-elles de l’anthropocentrisme ou de l’écocentrisme ? De l’humanisme ou du posthumanisme ? Suis-je partisan d’une éthique de la terre, de la biodiversité, des individus non-humains ? Ma cartographie des positions en présence est encore tâtonnante, mais je voudrais essayer ici d’en fixer quelques grandes lignes en empruntant aux typologies proposées par l’écoféministe Carolyn Merchant et par le tenant du « nouvel anthropocentrisme » Clive Hamilton1Je dois leur découverte à Serge Audier, La cité écologique, La Découverte, 2020. Il s’agit nécessairement d’un schéma général qui écrase la grande diversité de positions au sein de chaque catégorie, mais qui aura le mérite de donner quelques points de repère dans le débat.

1. Trois éthiques en conflit

La plupart des discours institutionnels et militants, et une bonne part de la production intellectuelle touchant aux enjeux d’écologie politique relèvent de trois types d’éthique, distingués par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant2Dans Earthcare. Women and the Environment (Routledge, 1995). sous les noms d’éthique égocentrique, homocentrique ou écocentrique. Elle propose elle-même une quatrième voie sur laquelle nous reviendrons plus bas.

1.1 L’éthique égocentrique : l’individu avant tout

L’éthique égocentrique considère que la société optimale advient lorsque chaque individu ou chaque collectif agissant comme un individu (une entreprise, une association) recherche son intérêt égoïste avec le maximum d’efficacité. L’égoïsme rationnel de chacun est supposé faire le bien de la collectivité dans son ensemble. La défense d’une telle position repose souvent explicitement ou implicitement sur la fable du « ruissellement » de la richesse (trickle-down economics) selon laquelle l’accroissement immense des inégalités de richesse bénéficiera in fine aux plus pauvres. Elle accompagne le capitalisme depuis le XVIIIe siècle au moins, et trouve sa formulation la plus célèbre dans la Fable des abeilles de Mandeville. Selon l’écrivain calviniste, « les vices privés font le bien public », et la prospérité est le produit de l’égoïsme de chacun, et surtout de l’ambition et de l’avidité des riches3Le philosophe Dany-Robert Dufour voit dans l’oeuvre de Mandeville (et non dans le puritanisme cher à Weber) la véritable matrice morale du capitalisme (Voir sa conférence « Baise ton prochain, une histoire souterraine du capitalisme ». Des lectures plus ou moins grotesques de sa fable donnent encore lieu à ce genre de morceaux de bravoure : « La Fable des Abeilles » ou comment motiver vos équipes » (Les Echos).

Du point de vue écologique, une société organisée selon l’éthique égocentrique est encore plus inopérante que du point de vue de la justice sociale, puisqu’elle n’accorde aucune valeur à la nature et aux vivants non-humains, si ce n’est en tant que ressources, et encourage les comportements les plus prédateurs. Carolyn Merchant donne en exemple la politique d’harmonisation des normes par le plus petit dénominateur commun exigée par le GATT (le grand accord multi-latéral de libre-échange de l’après Seconde Guerre Mondiale, remplacé ensuite par l’OMC). En 1990, la décision américaine d’interdire l’importation de thon mexicain pêchés avec des filets dérivants – mortels pour les dauphins protégés par le Marine Mammal Act américain – avait ainsi été jugée contraire aux règles du GATT.

La recherche de croissance du profit inhérente au capitalisme est impossible à découpler de la consommation de ressources non-renouvelables et de la destruction du climat et de la biodiversité. Son court-termisme encore accru par la financiarisation accélérée des 40 dernières années et la pression croissante exercée par les actionnaires sur les entreprises empêchent tout progrès vers des modes de production soutenables, en broyant au besoin par la concurrence fiscale, sociale et environnementale les entreprises désireuses d’y participer4Le cas d’Emmanuel Faber chez Danone en a donné la preuve éclatante, si besoin était. Sur l’incompatibilité du capitalisme et de l’écologie, voir cette excellente vidéo d’Heu?reka..

Déforestation en Amazonie, photo Monja Šebela pour Sentinel Hub, CC BY 2.0

1.2 L’éthique homocentrique : la nature comme ressources à protéger

L’éthique homocentrique, quant à elle, ne vise pas l’accroissement du bien-être individuel mais celui de la population humaine dans son ensemble. Elle repose sur le principe utilitariste de Jeremy Bentham et John Stuart Mill : faire le plus grand bonheur du plus grand nombre. Ce principe réinterprété a été au fondement d’une éthique de préservation de l’environnement adoptée par Theodore Roosevelt et Gifford Pinchot au début du XXe siècle, selon la formule : « le plus grand bonheur du plus grand nombre, pour la plus longue durée possible ». La nature est ici considérée comme un ensemble de ressources nécessaires au bonheur humain, et qu’il faut préserver à ce titre. C’est encore à cette éthique homocentrique qu’appartient le principe du « développement durable » défendu par les Nations Unies à la Conférence de Rio (1992). Il s’agit de garantir le bien-être et la démocratie pour le plus grand nombre et la plus longue durée, par une gestion durable des ressources naturelles, et dans la justice globale entre pays du Nord et pays du Sud.

En tant que principe d’action multilatéral, ce « développement durable » a échoué au point d’apparaître très vite comme un oxymore : dès lors que le développement n’est que l’autre nom du capitalisme, l’idée même de développement durable est un non-sens. En tant que camouflage et opération de greenwashing, cette formule s’avère en revanche d’une efficacité redoutable, et a servi à justifier à peu près toutes les aberrations de l’hubris techno-capitaliste des vingt dernières années, accompagnées de COP toutes plus impuissantes les unes que les autres5La dernière ne fera pas exception, qui était sponsorisée massivement par le lobby des énergies fossiles et les plus grandes multinationales. Pendant que les pays du Sud venaient lutter pour leur survie, un Jeff Bezos ému venait se racheter une virginité après son voyage dans l’espace à 75 tonnes de CO2 par personne en promettant de faire pousser des arbres dans le Sahara. (voir le reportage de Blast). (Il est vrai que, comme le soulignait entre autres Franck Lepage, quand le capitalisme s’appelle « développement », il est tout de suite plus difficile de s’y opposer.)

Il faudrait ajouter que le principe utilitariste en lui-même ne permet par d’éviter le sacrifice de minorités au bonheur de la majorité, et qu’il est rien moins que certain qu’il puisse prendre en charge l’indispensable protection, entre autres, des peuples autochtones et des petits pays du Sud. La théorie de la justice de John Rawls, qui permet de penser un libéralisme social véritablement protecteur de la liberté réelle de chacun, fournit les principes d’une éthique homocentrique bien plus solide, mais son articulation au problème écologique et à la protection des animaux non-humains n’est pas évidente.

Pour Carolyn Merchant, l’éthique homocentrique ne peut actuellement qu’être colonisée et réduite à l’impuissance par l’égocentrisme des lobbys et des multinationales, comme le montre l’échec du « développement durable ». On peut toutefois distinguer ici l’échec d’une stratégie, reposant sur l’impossible coopération multi-latérale dans un monde capitaliste et profondément inégalitaire, et l’éthique homocentrique en général, dont on peut penser qu’elle a tout de même un potentiel écologique à condition de la prendre au sérieux – c’est-à-dire d’en faire un principe de transformation structurelle de nos modes de production, et non un slogan moralisateur. Merchant elle-même souligne d’ailleurs l’intérêt de distinguer égocentrisme et homocentrisme : les assimiler comme on le fait souvent en parlant d’anthropocentrisme en général revient bien souvent à faire peser la responsabilité de la crise écologique sur « l’humanité » indéfinie, pour ne pas pointer la responsabilité écrasante du mode de production capitaliste. C’est la même raison qui pousse un nombre croissant de penseurs à parler, à la suite du suédois Andreas Malm, de Capitalocène plutôt que d’Anthropocène pour qualifier notre ère de transformation et de perturbation à grande échelle de la planète par l’activité humaine.

1.3 L’éthique écocentrique : élargir la communauté de vie

Nombre de penseurs et de militants écologistes des dernières décennies se revendiquent quant à eux d’une éthique écocentrique, qui met au centre la valeur propre de la « communauté biotique » en général.

L’éthique écocentrique se revendique très souvent de la « land ethics » développée par Aldo Leopold dans les années 1940. Ce forestier et écologue américain est devenu une figure fondatrice de l’éthique environnementale par ses travaux de préservation et plus encore par son Almanach d’un comté des sables (1949). Partant de son expérience des paysages et des communautés de vivants, il y développe une « éthique de la terre » exigeant d’élargir la communauté sociale et politique pour y inclure l’eau, les sols, les plantes, les animaux. L’écocentrisme de Leopold n’est ni misanthrope ni apolitique6Voir sur ce point Serge Audier, La cité écologique, 2020., on peut même dire qu’il cherche à élargir la cité pour penser une citoyenneté réinscrite dans le réseau d’êtres naturels dont l’être humain tire sa subsistance, selon un nouveau principe de justice : « Une action est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la beauté, la stabilité de la communauté biotique. »

Les éthiques écocentriques attribuent une valeur intrinsèque au non-humain, mais diffèrent sur ce à quoi elles en donnent : les animaux, les plantes, la biodiversité, les écosystèmes, le « système Terre » tout entier… Se pose dès lors en leur sein la question, aujourd’hui centrale dans la réflexion écologique, du dépassement d’un certain humanisme anthropocentrique, sur laquelle il faudra revenir. Disons pour résumer que le danger qui guette l’éthique écocentrique est celui d’un holisme dans lequel l’individu pourrait aisément être sacrifié à l’équilibre du tout, et qui gommerait au nom de l’interdépendance toute différence dans les relations des humains entre eux et avec les non-humains.

Comme les éthiques homocentriques, qui constituent l’essentiel de la tradition éthique classique en philosophie, les éthiques écocentriques sont diverses et parfois opposées, incluant des pensées plutôt environnementalistes soucieuses de la biodiversité et des écosystèmes, des théories des droits des animaux voire de la citoyenneté animale, des philosophies de l’élargissement du « soi » inspirées par l’écologie profonde d’Arne Naess, des éco-anarchismes d’extrême gauche et des courants de l’écologie réactionnaire. Elles ont pourtant en commun d’élargir les principes de justice au-delà de l’homme, qui ne saurait être la seule et unique « fin en soi » au sens de Kant, le seul être doté d’une valeur intrinsèque.

Pour Carolyn Merchant, ces trois éthiques ne cessent d’entrer en contradiction autour des situations concrètes qui se posent, dont elle donne l’exemple suivant : les multinationales qui détruisent la forêt amazonienne suivent l’éthique égocentrique du GATT et font tout pour maximiser leurs profits. Des associations écologistes peuvent s’y opposer au nom de l’éthique écocentrique et de la valeur en soi de la biodiversité amazonienne, à protéger des interventions humaines. Mais ce faisant, elles peuvent mettre en danger des populations amérindiennes autochtones qui, chassées des réserves de vie sauvage, sont privées de leurs modes de vie ancestraux et relégués dans des coins de forêt inhospitaliers ou des bidonvilles. Il faut donc, au-delà de la revendication d’élargissement de l’éthique, en proposer un modèle capable d’articuler les droits humains fondamentaux et la préservation des vivants et des milieux.

Famille Guarani au Mato Grosso (Brésil). Les Guarani ont été expulsés de leurs terres et parqués dans des campements, au profit de la culture du soja ou de la canne à sucre. Photo Robertobra, CC BY-SA 3.0

2. Des éthiques alternatives : partenariat, posthumanisme ou nouvel anthropocentrisme ?

Les écueils que présente chacune de ces éthiques sont faciles à identifier, mais difficiles à éviter. C’est pourquoi de nombreux penseurs de l’écologie cherchent à élaborer une éthique qui permette d’articuler droits des individus et des communautés humaines, et relation juste et durable avec « la nature » ou « les non-humains ».

2.1 L’éthique du partenariat

Carolyn Merchant propose de substituer aux éthiques traditionnelles une « éthique du partenariat » (partnership ethics) centrée sur la relation. Une telle éthique reconnaît la valeur et l’autonomie de l’humanité d’une part, et de la nature non-humaine de l’autre. Elle vise à établir la relation la plus juste entre ces deux entités conçues comme des « agents » capables de limiter le pouvoir et la liberté l’un de l’autre. Elle implique d’articuler le progrès de l’émancipation et de l’inclusion de tous dans les sociétés humaines avec le respect de la communauté des vivants dans laquelle ces sociétés sont insérées.

Une éthique du partenariat se représente la communauté humaine et la communauté biotique comme étant en relation l’une avec l’autre. Elle affirme que « le plus grand bien pour la communauté humaine et non-humaine se trouve dans leur interdépendance mutuelle et vivante. »

Une éthique du partenariat s’appuie sur les principes et les forces tant de l’éthique homocentrique tournée vers le social que de l’éthique environnementale écocentrée, tout en rejetant l’éthique égocentrique associée à l’exploitation capitaliste des personnes et de la nature. Le terme de partenariat permet d’éviter d’attribuer un genre à la nature, vue comme mère ou déesse (stéréotypes de genre plaqués sur la planète), évite de doter les individus masculins ou féminins d’une relation spéciale à la nature ou les uns avec les autres (essentialisme), et admet le caractère anthropogénique, créé par l’être humain (mais non anthropocentrique ou centré sur l’humain) de la métaphore et de l’éthique environnementale. (…)

Une éthique partenariale du soin de la terre (earthcare) est une éthique des connexions entre une communauté humaine et une communauté non-humaine. La relation est contextuelle et située au sein de la communauté locale, mais la communauté est également insérée et connectée à la Terre dans son ensemble, surtout s’il s’agit d’économies nationales et globales.

Une économie du partenariat a quatre préceptes :

1. L’équité entre les communautés humaine et non-humaine.

2. La considération morale pour les humains et la nature non-humaine.

3. Le respect de la diversité culturelle et de la biodiversité.

4. L’inclusion des femmes, des minorités , et de la nature non-humaine dans le code de responsabilité éthique.

Carolyn Merchant, Earthcare, Routledge, 1995, p. 216-217, je traduis.

Il ne peut s’agir ici de commenter en profondeur cette proposition. Il me semble cependant qu’au moins sous cette forme, elle exprime clairement le problème plus qu’elle n’apporte de solution : il s’agit bien en effet d’articuler toutes ces responsabilités, mais de quelle manière ? Si l’idée de considérer la nature non-humaine comme un agent autonome et comme un « partenaire » peut avoir une valeur heuristique, elle ne saurait faire oublier que ce partenariat ne peut être que tout à fait asymétrique et métaphorique : asymétrique parce que l’être humain exerce consciemment son activité et peut se donner ses propres lois, contrairement à la nature ; métaphorique parce que ni « l’humanité », ni a fortiori « la nature » ne sont des sujets individués capables de contracter l’un avec l’autre.

C. Merchant vise avant tout dans ce texte à formuler des principes permettant de guider l’élaboration d’une relation plus juste entre humains et non-humains dans le contexte particulier de chaque société ou de chaque problème. On peut lire la généralité de ces principes comme un rappel de la complexité des situations : face au problème d’une juste interaction avec la forêt amazonienne, il faut élaborer un compromis qui préserve au mieux l’intérêt des populations autochtones, des animaux et de la biodiversité de la forêt, le rôle de celle-ci dans le cycle du carbone à l’échelle planétaire, et l’usage économique soutenable qu’il serait possible d’en faire au profit des sociétés environnantes – et non des multinationales prédatrices.

Mais y a-t-il là un véritable « partenariat », et des principes de justice permettant de régler les conflits éthiques entre intérêt des sociétés humaines et de la nature non-humaine, qui ne manqueront pas de survenir ? S’il s’agit, comme elle l’écrit, de « laisser certaines rivières suivre librement leur cours et certaines plaines inondables demeurer à l’état de marécages », lesquelles seront choisies et sur quels critères ? La réponse ne peut être que contextuelle, écrit Merchant, et intégrée à l’évolution de la relation particulière qu’une communauté entretient avec son milieu de vie, à l’identité narrative qu’elle a élaborée pour se raconter à elle-même cette relation. Ce renvoi au local est-il suffisant ? Il constitue une piste intéressante si on y intègre les conditions exigeantes soulignées par Merchant :

  • La fin du mode de production capitaliste, dont la responsabilité est écrasante (il ne suffit donc pas de dénoncer le « dualisme » des Modernes ou « l’anthropocentrisme » en général).
  • L’invention de modes de représentation de la nature non-humaine permettant de donner un sens politique à l’idée de « partenariat » et de « négociation » autour de cas comme la création d’un barrage sur une rivière.
  • La prise en compte de l’ensemble des conséquences produites par une décision, à la bonne échelle (nationale ou globale, le cas échéant).

Il ne s’agit donc pas de renoncer à transformer radicalement nos modes actuels de production au profit d’adaptations locales, mais bien de produire moins et autrement, et d’inventer les principes et les formes politiques adaptées à chaque niveau qui permettront de faire entendre les intérêts humains et non-humains.

brown river flowing through sandy coast in tropical resort

2.2 Puissance de la Terre et puissance humaine : 4 positions face à l’Anthropocène

L’idée de partenariat semble supposer une forme d’égalité des partenaires, la possibilité d’un compromis relativement harmonieux entre deux entités de puissance égale. Mais est-ce vraiment le cas entre l’humanité et la Terre ? L’homme qui pratique la fission de l’atome et l’exploration spatiale, qui modifie le climat tout entier et est en passe de transformer définitivement la surface de la planète, n’est-il pas devenu bien plus puissant que la nature elle-même, au point de la détruire sans même s’en rendre compte ? On pourrait au contraire souligner comme beaucoup d’écologistes radicaux que « la nature se défend », et que le déchaînement des éléments, incendies géants, ouragans, sécheresses, montée des eaux risque bien de balayer la fragile humanité, victime de son hubris. C’est sur cette polarité « pouvoir des hommes / pouvoir de la Terre » que s’organise une autre typologie, proposée par Clive Hamilton dans son essai Defiant Earth7Allen & Unwin, 2017.. Elle ne s’appuie pas cette fois sur un positionnement éthique fondamental, mais sur un diagnostic concernant les forces respectives de l’humanité et de la Terre.

Puissance de la Terre égalePuissance de la Terre accrue
Puissance de l’humanité égale / diminuéeDéniPosthumanisme
Pluralisme ontologique
Puissance de l’humanité accrueÉcomodernismeNouvel anthropocentrisme
Traduction du tableau présenté par Hamilton, Defiant Earth, p.66

Pour Hamilton, les nouvelles sciences du « système Terre » démontrent que les perturbations anthropiques ont déstabilisé ce système au point de déclencher des bouleversements sans précédent à l’échelle planétaire. La Terre n’est ni un décor inerte ni une harmonie revenant toujours paisiblement à son équilibre initial : c’est un système dynamique de forces titanesques que l’on ne modifie pas sans subir de graves conséquences. Croire qu’il n’y a rien à craindre d’une Terre perçue soi comme réservoir de ressources inerte, soit comme déesse-mère bienveillante, relève donc du déni – il en va de même pour la croyance climatosceptique à un pouvoir inchangé de l’homme, qui n’aurait pas la capacité de modifier les équilibres planétaires par son activité.

Face au constat de notre entrée dans l’Anthropocène, deux types de positions tendent donc à occuper le devant de la scène : l’écomodernisme et le posthumanisme. L’écomodernisme est la vision du techno-capitalisme le plus moderne, qui voit l’accroissement du pouvoir humain comme une opportunité de dominer et d’aménager de manière toujours plus efficace notre environnement (ou d’en changer au gré des migrations spatiales). Il s’agit pour Hamilton de l’aveuglement dangereux de ceux qui croient pouvoir dompter le système Terre par les forces prométhéennes de la technique (en disséminant par exemple une couche d’aérosols sulfurés dans l’atmosphère pour renvoyer une partie du rayonnement solaire, ou en créant, comme le « Projet Persephone », des écosystèmes artificiels dans des satellites).

Face à ces proclamations enthousiastes de la mort de la nature, le posthumanisme apparaît comme un appel à la modestie radicale : après avoir déconstruit les processus de domination internes aux sociétés humaines, comme le racisme ou la domination masculine, ce grand courant des sciences humaines et sociales a pour ainsi dire atteint la domination ultime, qui apparaît à certains comme la matrice de toutes les autres : celle de l’homme sur la nature. Les écoféministes ont ainsi, depuis les combats pionniers de Françoise d’Eaubonne dans les années 1970, tenté d’articuler domination masculine et domination de la nature dans l’analyse comme dans le combat militant. Mais le posthumanisme proprement dit revendique le dépassement de toute distinction tranchée entre le monde humain et social et son environnement, entre nature et culture. En France (mais pas seulement), c’est aujourd’hui sur le grand livre de l’anthropologue Philippe Descola, Par-delà nature et culture (2005), que s’appuient ces tentatives de dépassement de l’humanisme. Dans cette très riche synthèse ethnologique, historique et philosophique, Descola montre en effet le caractère particulier, historiquement et localement situé, de cette vision du monde qui sépare la nature et la culture, et qu’il nomme « naturalisme ». D’autres ontologies l’ont précédé et coexistent avec elle (le totémisme, l’animisme et l’analogisme), qui découpent tout autrement les grands domaines signifiants de la réalité, appelant à décentrer le regard et à remettre en question la fausse évidence de ce « grand partage ». Mais on peut aussi considérer comme posthumanistes les tenants de l’écologie profonde d’Arne Naess, qui prônent la rupture avec « l’individualisme atomiste » de la modernité et l’élargissement progressif du soi à l’ensemble de ce qui vit, projet de conversion intérieure et de réconciliation avec le vivant que l’on retrouve chez des « collapsologues » comme Pablo Servigne8Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Seuil, 2018. .

unrecognizable tourist walking along hilly desert under sunset sky

Limites du posthumanisme et nouvel anthropocentrisme

Il me semble difficile de remettre en cause l’idée qu’une forme de conversion écologique est nécessaire, et que la « sobriété heureuse » dans un monde sans pétrole et sans consommation de masse exige, tout comme la transformation de notre alimentation, un changement et même une bascule de la sensibilité et de l’imaginaire de chacun9Voir à ce sujet par exemple Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.. Mais le posthumanisme oscille de ce point de vue entre deux tendances qui lui sont régulièrement reprochées. Une tendance radicale porte une critique forte du productivisme et de l’exploitation animale, mais tend à nier les spécificités du monde social humain, voire l’idée même de dignité humaine, jugées indissociables de l’anthropocentrisme. Une tendance beaucoup plus « molle » ramène les crises écologiques et sociales à une question de « vision du monde » et donc à des changements intérieurs, et accuse « l’humanité » ou « la modernité » en général en évitant de s’attaquer aux causes réelles de la destructions de la nature. Cette tendance typiquement postmoderne s’emploie à transformer le discours sur la nature sans que cela ait C’est une critique souvent répétée à gauche contre le sociologue et philosophe Bruno Latour, devenu incontournable dans le débat intellectuel mais aussi médiatique : sa « théorie de l’acteur-réseau » tend à aplatir toutes les hiérarchies, à faire disparaître toutes les catégories de l’analyse sociale, et à relier chaque événement à un réseau infini d’acteurs (incluant humains, instruments techniques, éléments matériels, vivants non-humains…), rendant finalement impossible l’assignation de responsabilité et donc la critique des modes de production actuels. C’est ainsi qu’on a pu nommer le latourisme un « néo-libéralisme pour gens bien élevés10Dans ce très intéressant essai de R.H. Lossin, « Neoliberalism for Polite Company: Bruno Latour’s Pseudo-Materialist Coup« , Salvage.zone, 2020. Voir aussi ce billet moqueur (mais qui tire un peu à tout-va) de F. Lordon : « Pleurnicher le vivant« .

Le posthumanisme, malgré la portée parfois très juste de ses critiques, n’est pas pour Hamilton à la hauteur de la situation nouvelle de l’Anthropocène : celle-ci appelle au contraire d’après lui un nouvel anthropocentrisme, débarrassé bien sûr de l’hubris prométhéenne de l’écomodernisme, mais conscient de l’écrasante responsabilité qui incombe à l’homme face aux dérèglements gigantesques qu’il a mis en branle. En appeler à la modestie et à la réconciliation avec le vivant ne peut suffire, affirme-t-il, à résoudre les énormes problèmes auquel nous devons faire face. Il ne s’agit pas tant d’établir un compromis entre deux « partenaires », selon la formule de Merchant, que de parvenir à vivre sans aucun espoir utopique dans un monde que nous ne pouvons maîtriser. Le nouvel anthropocentrisme de Hamilton proclame la fin de toutes les philosophies de l’histoire et de toutes les théodicées, la relégation de toutes les utopies à l’époque révolue de l’Holocène, et compare notre situation à celle de la mort de Dieu annoncée par Nietzsche :

« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »

Nietzsche, Le Gai Savoir, III, 125.

Le potentiel aussi bien créateur que dévastateur de notre puissance est assurément « trop grande pour nous », mais nous ne pouvons qu’apprendre à vivre sur la corde raide, en danger, sans certitude mais lucides. Nietzsche lui-même n’avait d’ailleurs pas de mots assez durs contre la croyance au progrès : « Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse.11L’Antéchrist. Trad. Jean-Jacques Pauvert, 1967, p.79 » Hamilton est bien nietzschéen lorsqu’il affirme que nous n’avons plus le moindre repère éthique fiable auquel nous raccrocher pour nous orienter dans l’Anthropocène et apprendre à faire un bon usage de notre immense pouvoir, et dans son espoir conclusif que naisse une « nouvelle humanité, contrite et plus sage ». Son livre est un essai qui s’efforce de saisir la nouveauté radicale de notre situation, et non un programme d’action politique, et reste de ce fait un avertissement et un appel au pouvoir créatif (y compris technologique) propre de l’humanité, sans indiquer les voies nouvelles qu’il pourrait emprunter.

Conclusion

Ces grandes lignes de cartographie permettent me semble-t-il de cerner le problème majeur qui se pose à nous : penser un futur à la fois socialement désirable, donc émancipateur et respectueux de la dignité et de la liberté humaine, écologiquement soutenable, qui accorde de la valeur au déploiement de la nature dans sa diversité et aux vivants non-humains sensibles. Rompre avec le productivisme sans rompre avec la démocratie et les progrès intellectuels et politiques de la modernité – qui est tout sauf un monolithe. En finir avec le capitalisme, sans croire à l’utopie du Fully Automated Luxury Communism12L’utopie d’un communisme productiviste et robotisé imaginé par Aaron Bastani dans le livre éponyme.. Une telle entreprise ne peut se limiter à un appel à la conversion intérieure ou à la sortie du « système », encore moins à l’intérêt bien compris de chacun : il s’agit d’unir dans un projet politique réaliste une rupture radicale avec le productivisme et l’égocentrisme, le libre développement des vivants humains et non humains avec toutes les relations justes qu’ils peuvent entretenir, et la réalisation maximale des promesses encore non tenues de justice sociale, de liberté, d’égalité, de solidarité entre les hommes.

Vue de l’Acropole, Athènes.

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