Naissance de l’écologie scientifique (1/2) : botanistes et ingénieurs
L’écologie est-elle une philosophie (celle de la rupture avec l’anthropomorphisme et le productivisme de la modernité), une idéologie politique (revendiquée comme « l’affaire du siècle » ou conspuée comme « fascisme vert »), une branche de la biologie, ou une science à part entière ? La question n’admet pas de réponse simple, mais son exploration permet d’éviter les confusions qui grèvent le débat public autour de la question écologique. L’écologie est aujourd’hui une science constituée, un champ de recherches philosophiques, et le nom donné au mouvement écologiste qui n’est plus seulement celui des partis « verts », mais de tout un pan de la société. À ce titre, l’écologie politique est souvent accusée de confondre science et idéologie, soit en déformant la science, soit en cherchant à déduire directement une éthique et une politique des connaissances scientifiques. Une petite histoire des débuts de l’écologie aide à ne pas céder à ces confusions, mais aussi à comprendre combien dès l’origine cette science et ses implications sociales et politiques sont imbriquées.
Née de la convergence entre voyages naturalistes, sciences du vivant en plein essor et philosophie naturelle, la pensée écologique en cours de constitution trouve en effet bien vite à s’appliquer aux effets de l’activité humaine. Dès 1806 par exemple, l’effondrement de la montagne du Rossberg en Suisse, qui fît plus de 400 morts, est attribué au dénudement de la montagne par la coupe du bois : le XIXe siècle connut par la suite d’importantes tentatives pour reboiser les Alpes et stabiliser ainsi la montagne1Andrée Corvol-Dessert, Aux origines de l’écologie : XVIIIe et XIXe siècle, conférence disponible ici.. En réalité, l’entrée dans un cycle de pluies abondantes est bien davantage responsable de cette érosion : c’est le début d’une série de diagnostics et de solutions approximatifs qui jalonnent le progrès du mode de pensée écologique, contemporain des premières pollutions industrielles modernes.
Apparition du mot
Le mot lui-même est inventé en 1866 par le médecin, biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel, disciple et continuateur de Darwin, et célèbre explorateur et illustrateur de la puissance esthétique de la nature2Ses observations et planches d’illustrations des radiolaires et autres organismes minuscules du plancton seront une inspiration importante pour l’art nouveau. Illustrations ci-dessous, en savoir plus ici.. Il forge à partir du grec oïkos (foyer, maisonnée – incluant l’ensemble des hommes, bêtes et biens) le terme d’œcologie, désignant la « science de l’économie, des habitudes, du mode de vie, des rapports vitaux externes des organismes3Cité dans Larrère, 2009, 132.. » La racine est la même que celle du mot « économie », car Haeckel s’intéresse à la gestion des ressources naturelles par les organismes.
Nous entendons par écologie la science des relations des organismes avec le monde environnant, auquel nous pouvons rattacher toutes les « conditions d’existence » au sens large. Ces dernières sont de nature organique ou inorganique et jouent toutes (…) un rôle prédondérant dans la conformation des organismes car elles les contraignent à s’adapter à elles.
Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, 1866, tr. fr. A. Debourdeau, Les Grands textes fondateurs de l’écologie, Paris, Flammarion, 2013, p. 53-54.
Il semble que, comme l’a avancé Ariane Debourdeau, l’écologie naisse dans la convergence de la philosophie, des sciences naturelles et des sciences sociales, conformément au grand projet moniste de Haeckel au sein duquel il n’y a plus de frontière radicale entre le naturel et le social4Ariane Debourdeau, « Aux origines de la pensée écologique : Ernst Haeckel, du naturalisme à la philosophie de l’Oïkos », 2016, https://www.jstor.org/stable/90000029 Elle argumente de façon convaincante contre les accusations souvent faites à Haeckel d’avoir justifié en avance, par la confusion du naturel et du social, le darwinisme social des nazis, et montre l’importance de son projet philosophique et scientifique pour la constitution de l’écologie.. L’écologie naissante chercherait ensuite à se débarrasser de ses dimensions sociale et philosophique pour mieux se constituer comme science réductionniste, avant de les redécouvrir progressivement à mesure que le dérèglement des milieux naturels par l’homme devient une évidence partagée. C’est cette naissance et les grandes lignes de cette évolution que nous cherchons à retracer ici.
Cette synthèse s’appuie sur la suite de l’ouvrage des Larrère, Du bon usage de la nature, mais aussi pour tout ce qui précède le XXe siècle sur cette très intéressante conférence de l’historienne et spécialiste du sujet Andrée Corvol, intitulée « Aux origines de l’écologie – XVIIIe et XIXe siècle », et sur quelques autres sources mentionnées en notes. Elle sera peut-être complétée ou corrigée dans l’avenir. Cette première partie s’intéresse au mouvement du XVIIIe au XIXe s. La seconde couvrira l’apparition de l’écologie proprement dite et son évolution du XIXe au XXe s.
XVIIIe siècle : spectacle de la nature et passion botanique
La nature est d’abord pour les élites lettrées du XVIIIe siècle un spectacle. On y recherche l’harmonie d’une création divine, mais aussi ce sentiment du sublime que l’on éprouve face à son immensité infinie ou à son écrasante puissance. Sous l’impulsion de Rousseau, on y cherche de quoi nourrir une foi religieuse sensible et non dogmatique, et une pureté originelle propre à faire percevoir les vices de la civilisation. Mais l’histoire naturelle y trouve également un nouvel essor et si l’on s’intéresse au paysage, c’est en botaniste autant qu’en esthète.
La botanique est en effet une passion du siècle. Le même Rousseau, qui aimait à herboriser, y consacre une série de lettres fort belles et instructives dans les années 1771-1773, pour aider à l’éducation botanique que Madame de Lessert entend donner à sa fille. Rousseau approuve évidemment le projet d’instruire l’enfant dans cette étude de la nature qui « émousse le goût des amusements frivoles, prévient le tumulte des passions, et porte à l’âme une nourriture qui lui profite en la remplissant du plus digne objet de ses contemplations5J.-J. Rousseau, Lettres sur la botanique, « Lettre première. Sur les liliacées », à lire ici sur Gallica.. »
Mais c’est surtout au nom du suédois Carl von Linné (1707-1778) qu’est attachée la botanique du XVIIIe siècle. Premier savant doté d’un tel réseau international de correspondants et de disciples (dont il nomme le premier cercle ses « Dix-sept apôtres »), il élabore un système de classification et un procédé de nomination des plantes qui forment le premier cadre organisateur de l’étude scientifique des végétaux. Ses apôtres et disciples n’hésitent pas à partir en mission : membres des grands voyages de circumnavigation ou embarqués sur les vaisseaux des Compagnies des Indes, ils identifient des milliers de plantes partout dans le monde. 20 000 espèces végétales seraient ainsi identifiées, nommées et classées à la fin du XVIIIe siècle.
Dans sa conception de la nature, Linné est un fixiste attentif à l’ordre harmonieux de la création : chaque espèce joue un rôle bien déterminé dans « l’économie naturelle », qu’il ne faut surtout pas perturber.
[S]i même un seul Lombric [i.e. une seule espèce] manquait, l’eau stagnante altèrerait le sol et la moisissure ferait tout pourrir. Si une seule fonction importante manquait dans le monde animal, on pourrait craindre le plus grand désastre dans l’univers. Si dans nos terres les moineaux périssaient tous, nos plantations seraient la proie des grillons et autres insectes.Linné, La police de la nature (1760), VIII, in L’équilibre de la nature, trad. B. Jasmin, Paris, Vrin, 1972, p.118, extraits en ligne sur Google Books.
La classification linnéenne est assez vite abandonnée (Jussieu notamment la critique pour ses confusions d’espèces semblables), mais l’étude des végétaux, de leurs milieux et de leurs associations sera le fondement de l’écologie au XIXe siècle.
Il faut ajouter à cette passion pour la botanique l’étude des humanités. Aux XVIIIe et XIXe siècle, on lit encore attentivement Hippocrate et notamment Des airs, des eaux et des lieux, qui inspirera le mouvement hygiéniste : le médecin grec y insiste sur la nécessité de purifier l’air et l’eau, d’aérer les demeures et d’en évacuer les déchets. On trouve également dans le Critias de Platon les premiers éléments d’une histoire longue des milieux : opposant la digne Athènes paysanne de l’ancien temps à l’Athènes maritime du siècle de Périclès (l’Atlantide), il y présente les indices d’un déboisement et d’une dégradation des terres grecques, visible dans l’emplacement et la charpente impressionnante des temples anciens.
Responsabilité et puissance d’agir de l’homme
Nuançant l’éloge de l’homme comme sommet et achèvement de la création, deux Français pointent sa responsabilité dans la dégradation de la nature. Le premier est Bernardin de Saint Pierre (1737-1814), dont le nom est pourtant attaché à un finalisme providentialiste selon lequel la nature serait tout entière faite pour l’homme, de manière admirable et parfaite. Mais c’est précisément cette belle harmonie primitive (décrite dans les Études de la nature (1784) et dans l’édifiant roman Paul et Virginie, best-seller international du XVIIIe s.) que la modernité industrieuse fait disparaître. Bernardin développe à la fois une théorie du paysage comme saisie de l’ordre et de la beauté naturelle par le regard humain, et une critique de la destruction de ces paysages par l’activité humaine. Son finalisme vise à recompose notre lien avec le monde, que le regard analytique des sciences et techniques tend à disloquer6Larrère, 2009, 86-87.
Le second est François-Antoine Rauch, auteur en 1801-1802 d’une Harmonie hydro-végétale et météorologique, ou recherches sur les moyens de recréer avec nos forêts la force des températures et la régularité des saisons, par des plantations raisonnées, dédiée à Bonaparte. Il y opère la première mise en relation des données météorologiques et de la couverture végétale, déplore lui aussi la surexploitation des forêts et des rivières, mais affirme (en bon ingénieur s’adressant au premier consul) que l’homme est libre de restaurer ce qui a été détruit dans la nature, et de la modifier pour mieux la mettre en valeur. Rauch comme Bernardin sont issus des Ponts et Chaussées, et signalent la montée en puissance des ingénieurs dans la construction d’un nouveau rapport à la nature. C’est d’ailleurs en ingénieur souhaitant recueillir des données pour agir qu’il élabore un programme de collecte d’informations géophysiques et biologiques sur tout le territoire, que l’on peut lire dans le texte ci-dessous. Où en est-on de l’exploitation des forêts, et comment remédier à leur disparition ? les oiseaux et autres animaux ont-ils vu leur population décroître ? peut-on repeupler lacs et rivières d’espèces de poissons étrangères ? Les questions sont étonnamment modernes et annoncent à la fois un souci pour les équilibres naturels et la volonté d’y remédier activement par l’action humaine, quitte à jouer les apprentis sorciers.
Avec cette nouvelle ingénierie environnementale, on quitte résolument la création linnéenne à l’économie parfaite, qu’il ne fallait surtout par déranger, pour entrer dans la difficile question des devoirs qui incombent à l’homme dès lors qu’il est capable de modifier son environnement. Peut-on réparer ce que l’on a détruit ? Aujourd’hui encore les tentatives de restauration de milieux dégradés par le reboisement, le creusement des rivières, l’assèchement des marais ou la création de refuges artificiels pour les animaux divisent les protecteurs de la nature.
Car aujourd’hui, techniquement, on sait (presque) tout refaire. Même le sol : « On pratique la terragénèse, qui permet de reconstituer un substrat à partir de matériaux de déconstruction — gravier par exemple — de matière organique, de bactéries et de champignons », explique Estelle Hedri, salariée de l’entreprise Valorhiz, spécialisée en génie pédologique, avant de nuancer : « Après, c’est comme en chirurgie, on sait faire des cœurs artificiels qui feront parfaitement le job… mais qui ne seront jamais comme un vrai cœur. »
« Nature : peut-on réparer ce que l’on a détruit ? » par L. Lavocat et D. Richard sur Reporterre.net, le 27.10.2021
Les premières critiques de la dégradation de la nature par l’homme restent cependant encore largement anthropocentristes et optimistes : ce que l’homme a détruit, il peut le restaurer, et même l’améliorer pour son propre usage. On cherche alors à valoriser les territoires mais sans mesurer encore les effets à long terme de ces entreprises, en oubliant ce qu’il y avait de vrai dans « l’économie naturelle » de Linné. On assèche les marais pour éviter le paludisme sans se soucier de faire disparaître les nombreuses espèces qui y vivent, on extermine les loups et les ours sans se soucier de la prolifération de leurs proies. Ces équilibres et ces exigences propres des vivants, de mieux en mieux connus, ont cependant donné naissance au XIXe siècle à l’écologie proprement dite.
Du XVIIIe au XIXe siècle : de la répartition des plantes aux limites de l’action humaine
Si l’action de l’homme a des limites, c’est que la nature elle-même ne peut pas tout : les vivants ont des exigences spécifiques indépassables. Cette découverte progressive est liée au développement de la géo-botanique, qui permet d’identifier non seulement des espèces de plantes, mais des associations typiques entre certaines plantes et certains types de conditions physiques. Le physicien, géologue et naturaliste Horace-Benedict de Saussure, explorateur du massif du Mont Blanc, démontre ainsi dans son Essai sur l’hygrométrie (1783) l’impossibilité que toutes les espèces végétales (et animales) aient été présentes sur un même site – le jardin d’Éden. Chacune a en effet ses besoins propres, et ne peut vivre que dans certains milieux bien spécifiques.
Alexander von Humboldt, ingénieur, géologue et naturaliste, est le grand découvreur de l’étagement des végétations en fonction de l’altitude, qu’il observe et cartographie lors de ses nombreuses expéditions autour du monde. Il découvre l’équivalence altitude – latitude pour la localisation des espèces végétales, et l’existence d’associations végétales similaires dans des conditions semblables, même sur des continents séparés et avec des espèces différentes. Il expose ces découvertes dans de très belles cartes de géo-botanique, comme l’Himalaya ci-dessous7En voir plus ici :« Humboldt, premier infographiste de l’histoire ».
Nicolas Théodore de Saussure (le neveu d’Henri-B.) démontre en 1804 que la nutrition des plantes se fait par les racines, et non par les feuilles comme on le croyait alors : c’est la prise de conscience de l’importance de la composition du sol. L’étude de la nutrition végétale aboutira au développement de l’agriculture chimique moderne, notamment à partir de la découverte du fonctionnement des engrais azotés par Boussingault (Nutrition des plantes, 1841), et des travaux du chimiste allemand Justus von Liebig (Traité de chimie organique, 1840).
La connaissance des exigences propres du vivant va de pair avec celle des moyens d’y pourvoir efficacement dans l’intérêt des populations humaines et des rendements économiques : mais les deux ne vont pas tarder à entrer en conflit, à mesure que l’activité industrielle accroît sa puissance économique et politique, en même temps que sa pression sur les milieux naturels. C’est la deuxième étape de cette histoire, à lire ici.
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