Naissance de l’écologie scientifique (2/2) : des dunes du Michigan au nuage de Tchernobyl

Publié par Bertrand Vaillant le

Cette synthèse s’appuie sur la suite de l’ouvrage des Larrère, Du bon usage de la nature, mais aussi pour tout ce qui précède le XXe siècle sur cette très intéressante conférence de l’historienne et spécialiste du sujet Andrée Corvol, intitulée « Aux origines de l’écologie – XVIIIe et XIXe siècle », et sur quelques autres sources mentionnées en notes. Elle sera peut-être complétée ou corrigée dans l’avenir. La première partie traitait du mouvement du XVIIIe au XIXe s. Celle-ci couvre l’apparition de l’écologie proprement dite et son évolution du XIXe au XXe s.

En 1755, le tremblement de terre de Lisbonne, catastrophe naturelle la plus célèbre du siècle, intéresse surtout la « République des lettres » : Voltaire et Rousseau débattent à son sujet pour savoir si les 20 000 morts témoignent de l’indifférence divine ou de l’erreur humaine. Mais le spectacle des forces destructrices de la nature passionne de plus en plus l’opinion : au XVIIIe et XIXe siècles, les éruptions du Vésuve deviennent un événement touristique qui attire toute l’Europe. Catastrophes naturelles et dégradations humaines le font ressentir de plus en plus aux hommes du XIXe : le spectacle harmonieux de la nature n’est pas durable. En 1883, la gigantesque éruption du Krakatoa (dans l’actuelle Indonésie), son onde de choc et les tsunamis qu’elle déclenche tuent plus de 30 000 personnes : très médiatisée, elle intéresse l’opinion publique mondiale, d’autant que les nuages noctulescents et les couchers de soleil flamboyants qu’elle provoque sont visibles jusqu’en Europe du Nord (ils sont probablement représentés dans le ciel du Cri d’Edvard Munch). L’événement choque par sa violence, mais fait aussi pour la première fois l’objet d’une véritable étude écologique : on dispose alors de barographes, de marégraphes, et surtout on étudie le retour progressif de la vie sur les terres dévastées par l’explosion1Andrée Corvol-Dessert, conférence « Aux origines de l’écologie », en ligne ici.. De Lisbonne au Krakatoa, les connaissances accumulées ont changé le regard sur la nature au point de donner naissance à une science nouvelle : l’écologie.

La fin du XIXe siècle : les interactions entre espèces, tout juste découvertes et déjà menacées

La passion du XVIIIe siècle pour la botanique a permis d’accumuler un vaste matériau qui permet de mettre peu à peu les espèces végétales en rapport entre elles et avec les conditions géologiques et climatiques. La théorie darwinienne de l’évolution, développée pour la première fois en 1859 dans L’origine des espèces, pose les bases d’une biologie résolument relationnelle : la survie des plus aptes ne se comprend que dans le cadre d’une lutte générale pour la survie, qui inclut toutes les formes de coopération, de prédation, de parasitisme et de concurrence pour les mêmes ressources.

La synthèse est opérée par celui qui est souvent considéré comme le véritable père de l’écologie scientifique2Andrée Corvol-Dessert, conf. citée. Voir pour un contrepoint Debourdeau, 2016., le botaniste danois Eugenius Warming, professeur de botanique à l’université de Copenhague et membre d’expéditions scientifiques au Brésil, au Groenland ou encore en Laponie. En 1895, il publie en danois le premier livre comportant dans son titre le mot d’écologie, qui sera rapidement traduit en allemand puis en anglais et connaîtra un succès international. La traduction du titre anglais donne : Œcologie des végétaux. Une introduction à l’étude des communautés végétales3Les titres varient légèrement selon la langue : voir le détail ici. La France et le sud de l’Europe seront plus lents à s’intéresser à l’écologie, d’abord germanophone et anglophone.

Son livre est fondamental pour trois apports qui lui permettent de dépasser largement la botanique descriptive des générations précédentes. 1) Il donne des critères précis permettant de délimiter les associations de plantes qu’il nomme « communautés végétales » : ensoleillement, température, humidité, composition et perméabilité du sol. 2) Il étudie les interactions entre flore et faune. Jusqu’ici, la faune a été beaucoup moins étudiée car l’obstination des animaux à se déplacer sans cesse, au contraire des plantes, rend leur observation difficile. 3) Warming étudie enfin la succession des communautés : celles-ci ne sont pas figées mais forment des équilibres temporaires dont la succession suit certaines régularités : une première phase de colonisation par des espèces pionnières ; une phase de concurrence féroce entre espèces ; l’installation durable d’espèces formant une communauté à l’équilibre, mais pour un temps seulement. Contre le fixisme et l’harmonie stable, on rentre dans l’ère de l’incertitude et du déséquilibre, du struggle for life darwinien, voire d’une forme de « destruction créatrice » dans le vivant4Andrée Corvol-Dessert, conf. citée..

Une écologie appliquée (aux premières pollutions industrielles)

À la fin du XIXe siècle, la science écologique naissante multiplie les études de milieux particuliers. Elle est de plus en plus sollicitée pour comprendre les effets néfastes de l’activité industrielle, qui se font déjà sentir tout en étant encore mal compris.

L’étude menée par le zoologiste prussien Karl Möbius (1825-1908) en mer Baltique est un jalon essentiel de cette histoire. Spécialiste de la faune marine, Möbius connaît une certaine célébrité en créant en 1863 à Hambourg le premier aquarium d’eau de mer. En 1868, il est envoyé par le gouvernement prussien dans la baie de Kiel, pour y étudier les populations d’huîtres, comprendre leur disparition et y remédier. Möbius diagnostique la surpêche : les huîtres sont un mets de choix, et le développement du chemin de fer a accru la demande et donc la pression sur les populations sauvages. Il fait interdire temporairement la pêche, au grand dam des populations locales, pour favoriser la reconstitution des bancs, tout en établissant l’impossibilité de développer l’ostréiculture dans la zone. Des résultats de cette étude appliquée, il tire des ouvrages importants, qui mettent en avant l’importance d’examiner le comportement animal à l’échelle des populations et non de l’individu, et crée le terme de « biocénose« , qui désigne aujourd’hui encore l’ensemble des êtres vivants existant ensemble et interagissant dans un milieu écologique donné.

De nombreuses études sur les lacs européens et américains font suite à ces études sur la mer. Le médecin, biologiste et entomologiste Stephen A. Forbes, auteur d’études importantes dans le tout récent parc de Yellowstone (créé en 1872), est à son tour envoyé étudier la disparition des poissons du lac Michigan, et les moyens de le rempoissonner. Il constate que le plus grand lac des États-Unis est pollué par les nombreuses activités industrielles installées sur ses rives, autour de la ville-champignon de Chicago : transport fluvial, agriculture intensive, industries minière et papetière et productions chimiques associées… Forbes propose de supprimer l’épandage des pesticides et de construire une station d’épuration pour dépolluer le lac. Seules les stations seront acceptées, car il n’est pas question de limiter l’industrie. Forbes y insiste pourtant dans ses travaux : une approche écologique et respectueuse des « communautés d’intérêts » entre espèces est indispensable au bien-être des sociétés humaines. En 1960, l’ensemble des grands lacs est pollué et le Canada fait rouvrir le dossier. On réintroduit alors des espèces, dont le saumon, mais des espèces invasives comme la lamproie marine déséquilibrent l’ensemble de l’écosystème des grands lacs, et de nouvelles arrivent régulièrement (comme la moule zébrée) à mesure que le trafic entre les lacs et l’océan s’intensifie.

sky clouds building industry
Cheminées d’usines, photo by Pixabay on Pexels.com

Les forêts enfin font l’objet d’études liées aux pollutions industrielles dès les années 1860. La foresterie allemande est pionnière dans le domaine5Le succès des livres du forestier Peter Wollheben ces dernières années, notamment La vie secrète des arbres (2015) en est l’un des derniers prolongements., non sans raison : dans les bassins industriels de la Ruhr ou de la Saxe, les forêts de résineux sont flétries de façon parfois spectaculaire en raison des rejets acides des cheminées d’usine. De nombreuses études et expérimentations importantes permettent de mieux comprendre le problème, mais la solution de surélever les cheminées d’usine causera d’importantes pollutions à grande distance, sur des milliers de kilomètres et d’un continent à un autre.

Ces pionniers posent souvent de bons diagnostics mais les solutions proposées sont soit inefficaces en raison d’effets imprévus, soit plus souvent encore enterrées face à la résistance des intérêts économiques en jeu.

Un premier paradigme : l’écologie écosystémique

C’est à partir de ces premières études écologiques appliquées, de leurs descriptions de milieux particuliers et des changements qui s’y opèrent, mais aussi avec la volonté de passer de ces cas particuliers à des modèles et des lois générales que s’élaborent les deux premiers grands courants de l’écologie scientifique. Ils permettent l’élaboration progressive d’une écologie écosystémique qui perçoit la nature comme un ensemble d’équilibres stables : il s’agit de comprendre comment ce premier paradigme se met en place jusqu’aux années 1950-60, et comment il est remis en question par la suite.

L’écologie des populations se veut d’abord une science de modélisation mathématique et d’expérimentation contrôlée en laboratoire (Lotka et Volterra dans les années 1920). Il s’agit d’étudier à l’intérieur d’un cadre darwinien désormais bien admis l’interaction entre des populations en lutte pour la survie, et d’en donner les lois mathématiques. L’écologie des populations poursuit ainsi la démarche de Darwin qui opposait la croissance arithmétique des ressources à la croissance géométrique des populations. Elle fournit à l’écologie naissante son vocabulaire de base et les premières grandes lois d’interaction des espèces. Mais la complexité des dynamiques des populations réelles montrent vite la limite de ces premiers modèles et la nécessité « d’observations comparatives et d’expérimentations en vraie grandeur »6Larrère 2009, p.134..

L’écologie des associations s’appuie de son côté sur l’observation des associations typiques des végétaux dans un lieu donné, des « communautés végétales » de Warming. C’est justement inspiré par ce dernier que le botaniste américain Herbert C. Cowles (1869-1939) étudie les successions végétales des Indiana Dunes, sur les rives du lac Michigan, comparant les colonisations récentes aux dunes plus anciennes.

Son contemporain Frederic Clements (1874-1945) donne en 1916 un modèle général de ces successions écologiques, selon lequel les stades successifs d’évolution d’une communauté végétale s’engendrent l’un l’autre, jusqu’à atteindre après un certain temps un état d’équilibre et de diversité maximale, le climax.

Indiana Dunes National Lakeshore, Portage, IN, USA, photo J. Crocker

Clements y voit une analogie avec le développement d’un organisme qui croît jusqu’à atteindre sa maturité. C’est justement pour échapper à cette interprétation organiciste des communautés vivantes que le britannique Arthur G. Tansley élabore en 1935 le concept d’écosystème, qui désigne

la totalité du système (au sens de la physique) incluant non seulement le complexe des organismes mais aussi tout le complexe des facteurs physiques formant ce que l’on appelle l’environnement du biome – les facteurs de l’habitat au sens large. Quoique les organismes semblent requérir l’essentiel de notre intérêt, lorsque nous nous efforçons de penser fondamentalement nous ne pouvons les séparer de leur environnement spécifique, avec lequel ils forment un seul système physique. Ce sont les systèmes ainsi formés qui sont, du point de vue de l’écologue, les unités de base de la nature à la surface de la Terre.

Tansley, »The use and abuse of vegetational concepts and terms », Ecology 16, 1935, 284–307. Extraits et commentaires.

Dans les mots de Larrère (2009, 136) : « L’écosystème n’est pas un organisme, mais un ensemble de relations (actions et rétroactions) fonctionnelles entre les éléments de la flore et de la faune (qui forment la « biocénose ») et les conditions de milieu (le « biotope »). » Cette première approche des écosystèmes est d’inspiration nettement thermodynamique : il s’agit avant tout d’étudier les échanges d’énergie et de matière entre les différents éléments d’un système physique (d’où une tendance réductionniste). La synthèse de ce paradigme écosystémique (plus holiste dans sa forme) est faite par le professeur américain Eugene Odum (aidé par son frère Howard) dans un très important ouvrage de 1953, Fundamentals of Ecology, qui servit de manuel d’écologie à plus d’une génération de biologistes américains. L’écologie n’est pas encore une discipline universitaire reconnue, et ce livre en sera le seul manuel pendant une décennie. Odum intègre aux échanges écosystémiques les cycles bio-géochimiques constitutifs de la matière vivante, particulièrement les cycles du carbone et de l’azote. La synthèse odumienne aboutit à une conception de la nature comme ensemble d’écosystèmes relativement clos, homogènes et en équilibre, ou progressant par étapes vers un état d’équilibre – même si ces systèmes interagissent évidemment entre eux et sont susceptibles de perturbations.

La nature au XXe siècle : la fin du grand partage ?

La constitution de cette écologie en une véritable science est rendue possible par les grandes révolutions scientifiques du XIXe-XXe siècles : la thermodynamique, la cybernétique, la physique quantique, l’évolution darwinienne et la génétique, mais également les théories morphogénétiques en mathématiques (théories des fractales, des structures dissipatives ou encore du chaos, qui permet de modéliser le comportement de systèmes à l’évolution imprévisible, comme les premiers modèles du climat). Ces grandes révolutions permettent de penser la nature dans son historicité, de quantifier les échanges énergétiques entre les êtres, de modéliser les interactions entre populations et les boucles de rétroaction qui permettent aux écosystèmes de se réguler. Sans sortir du programme naturaliste qui lui est intrinsèque, la science rompt avec la nature mécaniste la première modernité, au comportement entièrement déterminé et prévisible (au moins par le démon de Laplace). Des théories holistes mais non finalistes justifient à la fois l’irréductibilité du vivant et celle du fait social humain : le holisme émergentiste de François Jacob permet de penser une nature constituée de différents niveaux d’intégration, chaque niveau (moléculaire, cellulaire, organisme…) étant doté de propriétés émergentes justifiant son irréductibilité au niveau inférieur. L’animal vivant est entièrement physico-chimique, mais irréductible aux lois de la physique ou de la chimie7Larrère 2009, 120 sq..

L’être humain lui-même retrouve pour ainsi dire une place dans cette nature historicisée, après en avoir été exclu par la première modernité8Voir notre précédent article.. Ces théories nouvelles permettent en effet d’asseoir l’idée d’une hominisation naturelle et progressive soumise aux mêmes mécanismes de sélection naturelle que les autres espèces – jusqu’à ce que la sélection fasse émerger les moyens qui permettent à l’homme de lui échapper pour une part. Le holisme généalogique de l’anthropologue et biologiste Georges Guille-Escuret (inspiré entre autres de Leroi-Gourhan) cherche à penser l’hominisation de façon naturaliste tout en justifiant la différence anthropologique : c’est par une série d’infimes décalages évolutifs que l’homme, en développant une mémoire inscrite dans l’outil et le langage, échappe à la seule mémoire biologique héréditaire.9G. Guille-Escuret a d’ailleurs publié en 2014 un livre, L’écologie kidnappée, qui semble être une condamnation forte de la confusion entre programme naturaliste en sciences sociales et appel à la nature pour justifier des normes sociales. Le résumé affirme ainsi de l’écologie : « Seule science de la vie à pouvoir aborder des faits sociaux, elle attire irrésistiblement le désir de fixer les lois de la société depuis la nature. » En sciences cognitives, Dan Sperber défend la spécificité de la représentation humaine et de la communication des idées, irréductible au modèle d’une « contamination » biologique soumise à une sélection darwinienne (comme dans la mémétique de Richard Dawkins)10Larrère 2009, 123 sq..

Apparaît alors une vision généalogique et intégrée de la nature, du vivant et des sociétés humaines, qui met fin au « grand partage » entre l’homme et la nature tout en rendant pensable une certaine autonomie du champ social, et exige une autre écologie.

L’écologie des perturbations et la « technonature »

Dès les années 1930, Tansley, l’inventeur du concept d’écosystème, contestait à deux niveaux l’écosystème stable de Clements : d’une part il contestait son organicisme pour faire place à une écologie des relations entre des individus et un milieu ; d’autre part il contestait l’opposition entre écosystème équilibré et activité humaine perturbatrice. Clements en effet avait travaillé sur les Grandes prairies américaines et dénoncé leur dégradation par l’homme : leur mise en culture selon un modèle européen inadapté est alors à l’origine du Dust Bowl et de l’émigration forcée de milliers de paysans. (C’est cet épisode tragique de l’histoire américaine qu’a relaté Steinbeck dans Les raisins de la colère (1939), et que Dorothea Lange a immortalisé par la photographie.)

Ferme menacée par un gigantesque nuage, tempête de poussière près de la grange. 15 avril 1935. Boise City, Oklahoma. Photo Dorothea Lange, Library of Congress

Face à la pire catastrophe environnementale connue causée par l’exploitation humaine, Clements souligne la stabilité de l’écosystème naturel des Grandes prairies et sa destruction par l’homme. Mais se contenter de faire de l’homme un perturbateur, pour Tansley, c’est l’exclure encore et toujours de la nature, au lieu de le considérer comme un facteur biotique à part entière, intégré dans des écosystèmes, dont l’activité n’est qu’une perturbation parmi beaucoup d’autres (ce qui ne signifie pas qu’elle soit innocente).

L’écologie de la seconde moitié du XXe siècle se heurte ainsi aux limites de la synthèse odumienne dont les concepts ne cessent d’être nuancés et remis en question11Larrère 2009, 148 sq. Voir aussi cette présentation récente de l’article de Tansley, 1935 (en).. L’écologie odumienne « équilibriste » ne correspond pas en effet aux observations faites dans la réalité des paysages et aux trajectoires historiques réelles des milieux : dans la nature, les écosystèmes ne sont ni clos, ni homogènes, ni stables, ils forment des associations de systèmes hétérogènes dans les paysages et évoluent selon une histoire chaque fois unique.

Les systèmes écologiques ont une histoire (…) l’état de la végétation dépend des perturbations qu’elle a subies dans le passé ; il y a une mémoire (structure de la communauté, banque de graines, structure d’âge et structure génétique des populations, caractéristiques du milieu et de l’environnement).

J. Lepart cité par Larrère, 2009, p.149

La perturbation est la norme et non la règle, et l’écosystème observable à un instant t n’est qu’une phase d’équilibre temporaire dans une histoire longue. L’écologie aussi est une science de la mémoire, comme la génétique : le passé laisse une trace qui détermine les futurs possibles. 

En devenant l’étude d’une nature dynamique et imprévisible, toujours en évolution plus ou moins rapide ou stabilisée, subissant des perturbations diverses auxquelles les espèces doivent s’adapter, l’écologie se rend capable d’intégrer les activités humaines. Là où une pensée de l’écosystème stable ne peut percevoir l’humain que comme un perturbateur néfaste des équilibres naturels, l’écologie des perturbations n’a plus de raison d’exclure les sociétés humaines de la dynamique des écosystèmes comme des perturbations parmi d’autres – ce qui n’exclut pas de distinguer celles qui laissent aux vivants le temps de s’adapter de celles qui, suivant le rythme effréné de l’industrialisation, provoquent des destructions irréversibles.

Catherine et Raphaël Larrère y insistent longuement : l’homme et la nature sont inséparables, l’écologie scientifique et l’éthique environnementale doivent porter sur la connaissance et la régulation des relations que les sociétés entretiennent avec leur milieu et non exclure autant que possible l’être humain d’une nature à préserver. S’il n’y a plus de nature intouchée par l’homme ou les effets de ses activités, toute technique humaine doit à son tour être vue comme une « technonature » (Roqueplo), faite de ressources naturelles et ayant des effets en retour imprévisibles sur la nature.

scenic view of rice paddy
Rizières en terrasses

Fin du grand partage, début des problèmes ?

De la poêle de Roqueplo au nuage de Tchernobyl, cette technonature n’appartient-elle pas à ce que Bruno Latour nomme l' »Empire du milieu », empire immense, peuplé d' »objets hybrides », à la fois naturels et sociaux où l’on retrouve, à côté des quasi-objets convoqués pour signifier la relation sociale (monnaie, signes et emblèmes), de ces animaux domestiques, sélectionnés depuis des générations – et qui, pour la plupart, ne sauraient subsister sans les soins que les hommes leur prodiguent -, tous ces paysages que les citadins admirent et que les écologues étudient. Les objets hybrides sont partout. Ils sont précisément au cœur de la crise environnementale : le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, sans parler de toutes les pollutions, sont des objets hybrides, à la fois naturels (réglés par des processus que nous ne maîtrisons pas) et artificiels (le résultat de notre action sur le milieu).

Larrère, 2009, p.160

L’idéal de la non-perturbation des écosystèmes n’a pas de sens puisque la perturbation est la règle, et la question éthique devient celle des critères de l’usage acceptable du monde naturel (notamment en termes de renouvellement des ressources et d’adaptation des espèces vivantes). Les auteurs reprennent ici le concept latourien d’objets « hybrides », indissociablement naturels et artificiels, humains et non-humains, pour justifier la fin du « grand partage » instauré par la modernité – au risque de dissoudre dans un même concept le nuage de Tchernobyl échappant à tout contrôle et une poêle métallique abandonnée à la rouille dans un jardin. En effet, si l’écologie scientifique doit traiter l’homme comme un facteur biotique parmi d’autres et non comme le perturbateur d’une harmonie originelle, l’écologie politique ne peut guère tirer de normes éthiques et politiques de l’indistinction générale des concepts latouriens d’hybride, de réseau ou d' »empire du milieu ». Que le bocage normand, une usine abandonnée, un nuage radioactif ou le « 7ème continent de plastique » soient tous des objets hybrides ne nous dit pas grand chose des usages de la nature à l’oeuvre, ni de leurs causes – mais nous y reviendrons.


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