L’écologie de Marx (1/2) : il n’y a pas de capitalisme soutenable

Publié par Bertrand Vaillant le

Autour de : Kohei Saïto, La nature contre le capital – L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (2021)

En s’appuyant sur une excellente connaissance de l’oeuvre de Marx, et en particulier de textes restés longtemps inédits ou négligés par la critique, le philosophe japonais Kohei Saïto entend montrer combien la préoccupation écologique est non seulement présente, mais centrale dans sa critique du capitalisme. La première partie ici résumée propose une relecture de l’économie politique de Marx attentive à sa « face matérielle » : le rapport à la terre, le métabolisme entre les sociétés et la nature, et la place des ressources naturelles dans le procès de production capitaliste. La deuxième partie s’intéresse aux lectures que fait Marx de nombreux travaux de sciences naturelles lorsqu’il travaille aux livres II et III du Capital, concernant notamment l’agriculture et les thèses de Liebig sur l’épuisement des sols.

Il y a un certain temps déjà que la réflexion écologique s’intéresse à Marx, et que certains auteurs remettent en question la thèse (pour ne pas dire, le préjugé ou même le mantra) d’un Marx productiviste, fasciné par la technique moderne, et incapable de tenir compte de ce que le capitalisme fait à la nature. L’auteur du Capital serait-il dépassé pour penser le Capitalocène ? C’est ce que contestent notamment les travaux de John Bellamy Foster (articles), figure de l’écosocialisme, depuis les années 2000. Dans cette lignée, fort de sa participation à la nouvelle édition critique de Marx et Engels, la MEGA 2, et de l’héritage des études marxistes japonaises, Kohei Saïto entend inscrire l’écologie au cœur du projet critique de Karl Marx, et en fait le fil rouge d’une relecture systématique des grands mécanismes économiques.

L’examen des cahiers [sur les sciences naturelles] montrera au contraire qu’en réalité, Marx n’avait pas en tête une vision purement optimiste de l’avenir fondée sur un développement infini de la productivité, mais bien plutôt qu’il percevait nettement les limites physiques et naturelles de la production humaine, au point même d’analyser la relation difficile entre capital et nature comme une contradiction centrale du capitalisme.

Saïto, p. 18

1. Le jeune Marx : aliénation de la terre et du travail des hommes

Les premiers travaux de Marx consacrés à l’économie politique ne contiennent pas encore l’écologie de Marx, mais mettent en lumière, si on les lit attentivement, la préoccupation précoce de Marx pour la modification des rapports entre les êtres humains et la nature.

On connaît la partie des Cahiers parisiens de Marx publiée sous le titre Manuscrits de 1844 pour sa critique de la quadruple aliénation des travailleurs dans la société bourgeoise moderne, cette perte de soi dans laquelle tout ce qui devrait leur apparaître comme familier et prolongement d’eux-mêmes leur devient au contraire étranger et hostile :

  • L’aliénation du monde sensible : le travail ne permet plus aux travailleuses et aux travailleurs de s’approprier le monde en le transformant et de produire ce qui satisfait leurs besoins ; au contraire, ils créent par leur travail un monde étranger qui ne leur appartient pas et les domine. Le monde qui entoure le travailleur devient à la fois plus artificiel et plus hostile.
  • L’aliénation du travail : si le résultat du travail est étranger au travailleur, c’est que son travail et ses produits appartiennent à quelqu’un d’autre, le capitaliste auquel il n’a d’autre choix que de se vendre. Dans son travail, l’ouvrier « ne s’affirme pas, mais se nie », écrit Marx.
  • L’aliénation de l’individu par rapport à son humanité, son « être générique » : le travailleur moderne ne peut plus déployer l’activité libre et consciente qui donne à l’être humain son caractère universel et le distingue de l’animal : l’individu devient étranger à sa propre espèce.
  • L’aliénation de chacun par rapport aux autres : chaque être humain devient étranger aux autres, alors même qu’ils sont déclarés formellement égaux et que le travail les concentre dans les faubourgs et les usines.

Ce qui n’est pas clair à première vue, c’est la cause de cette aliénation dans le travail moderne : Marx affirme que c’est la propriété privée, mais fait en même temps de celle-ci le produit de ce travail aliéné. C’est qu’il faut pour en comprendre l’origine revenir, comme le fait Marx, à la société féodale, pour comprendre ce qui la différencie de la société bourgeoise. Or, le nœud de ces différences, c’est précisément une rupture du lien primitif qui unissait l’homme à la terre.

Dans la société féodale règne déjà une forme de domination qui, comme toutes les formes passées de la domination des masses, repose sur la propriété de la terre, la propriété foncière. Mais cette propriété n’est pas la propriété privée moderne : le rapport entre le seigneur et le serf n’est pas marchand, c’est une domination « personnelle » et « politique ». « Le serf est donc parfaitement conscient de cette domination personnelle », qui n’est pas séparable de l’histoire de la famille et de la maison du maître, dont le domaine est comme le « corps inorganique » (36). Le statut du serf est dès lors ambivalent : d’un côté sa personnalité est niée, il est réduit à l’état de « simple « accident » d’un sol qui, lui, est « substance » produisant toute richesse. » De l’autre, précisément parce qu’il est ainsi rattaché à la terre, « le serf conserve encore son unité avec les conditions objectives de sa production et de la reproduction, du même coup, son existence physique est assurée. » La domination possède encore un côté « paisible » ou « familial » (gemütlich), quelle que soit la variabilité très grande des rapports concrets entre tel seigneur et ses serfs. Ce caractère n’a rien à voir avec les vertus seigneuriales, contrairement aux idéalisations romantiques, mais tient à ce que le seigneur ne peut rien faire d’autre que « consommer une quantité limitée des fruits de la terre » : la production est donc stable car réglée sur des besoins concrets limités – et non sur l’accroissement sans limite de la valeur économique.

Calendrier du Rustican de Pierre de Crescent, vers 1306. Enluminure du XVe siècle.

La naissance de la société bourgeoise marchande exige donc la double rupture de ces liens de dominations personnels, fondés sur des privilèges arbitraires, et de ce lien du travailleur et de la terre dont il tire sa subsistance. C’est seulement à ces conditions que peut émerger le travailleur « libre », qui, privé de tout moyen d’assurer sa propre survie, n’aura d’autre choix que de travailler pour ceux qui ne sont plus les seigneurs héréditaires, mais les propriétaires privés de la propriété foncière, devenue une marchandise. Ce basculement progressif a pu d’ailleurs donné lieu à de brèves époques à une classe de paysans libres bénéficiant de ce rapport « paisible » à la terre tout en échappant à la domination féodale, comme les yeomen anglais des 14e et 15e siècles. Mais cet « âge d’or pour le travail en voie d’émancipation », selon les mots de Marx, ne peut durer éternellement : le déploiement de la propriété privée capitaliste va de pair avec sa concentration toujours plus grande, et les travailleurs libres seront plus ou moins rapidement expropriés et soumis à son implacable domination. Marx a d’ailleurs raconté plus tard dans la passionnante huitième section du Capital (texte) l’extraordinaire brutalité avec laquelle s’est réalisée cette expropriation, notamment en Angleterre, mais aussi dans toute l’Europe et dans les colonies : des centaines de milliers de paysans titulaires de droits sur les 4 acres de terres entourant leur cottage, qui leur permettaient de vivre, en sont expropriés pour transformer les terres arables en pacages à moutons (ou en forêts de chasse), plus rentables pour les grands propriétaires terriens. Des dizaines de petites fermes sont rassemblées en d’immenses domaines, maisons et villages sont rasés, et des milliers de vagabonds sont envoyés sur les routes pour y être tyrannisés par la loi avec une inimaginable cruauté, au motif – comble de l’ironie – qu’ils seraient des paresseux refusant de travailler.

L’acte de naissance du capitalisme est donc, dès les Manuscrits de 1844, intimement lié à cette rupture du lien primitif entre l’homme et la nature, et au dérèglement brutal des relations à l’intérieur desquelles les êtres humains pouvaient tirer leur subsistance de la terre : « l’aliénation de la nature est centrale pour caractériser le mode de production capitaliste » (51). Dès 1844, Marx affirme donc la nécessité pour la société communiste de restaurer l’unité perdue, mais, cette fois, de manière libre et consciente :

L’as­so­ciation appliquée au sol partage, au point de vue économique, les avantages de la grande propriété foncière, et est la première à réaliser la tendance primitive de la division, c’est-à-dire l’égalité, de même qu’elle restaure, d’une manière rationnelle et non plus par la média­tion de la servitude, de la domination et d’une absurde mystique de la propriété, le rapport familial de l’homme à la terre : en effet, la terre cesse d’être un objet de trafic et, par le travail et la jouissance libre, elle redevient une propriété vraie et personnelle de l’Homme.

K. Marx, Manuscrits de 1844, cité par K. Saïto, p. 43

Le communisme décrit en 1844 est réconciliation des êtres humains et de la nature, non par un impossible retour en arrière vers des formes prémodernes de domination, mais par la réappropriation de la terre par les travailleurs associés. Si elle n’exclut en rien l’amour de la terre (et de sa terre natale ou familière), des paysages, des multiples relations avec les vivants que peut impliquer le « rapport familial » à la nature, notons que l’émancipation communiste n’est ni anti-moderne, ni mystique. Elle ne peut à ce titre qu’être critique à l’égard de toute écologie ésotérique ou mystique, comme d’une écologie qui négligerait l’indissociable aliénation du travail et du monde naturel. La nécessaire restauration de l’unité entre l’homme et la nature n’a donc rien d’une spiritualité vague ou d’un simple appel à cultiver son jardin, mais exige avec l’abolition du capitalisme celle de la coupure moderne entre l’être humain et la nature dont il fait pourtant partie, et l’établissement d’un « métabolisme » durable qui satisfasse les besoins concrets des humains sans détruire les sols, l’eau, la faune et la flore dont ils dépendent. Ce métabolisme nouveau n’est pas non plus réconciliation avec une nature immuable et anhistorique, mais invention de nouveaux rapports sociaux écologiquement soutenables.

Le péché originel de la marchandisation de la terre, et le thème de la restauration de l’unité entre humains et nature, parcourent toute l’œuvre de Marx : on les retrouve en 1847 dans Misère de la philosophie, dans la Critique de l’économie politique de 1858, et jusque dans le Capital, comme le montre Kohei Saïto. Comme toutes les thèses marxiennes, celles qui concernent les liens avec la terre sont transformées en profondeur par l’évolution qui conduit Marx de ses écrits de jeunesse, inscrits dans le mouvement philosophique des Jeunes-Hégéliens et l’humanisme de Feuerbach, à son adieu à la philosophie : il ne s’agit plus, à partir des années 1845-47, de manier des abstractions et de réformer les consciences, mais de changer le monde par la pratique, ce qui inclut au plan intellectuel une ambition formidable d’analyse des déterminations socio-historiques de l’ordre économique capitaliste, et de leur genèse.

2. Le métabolisme : la société inséparable de son milieu naturel

Loin de réduire Marx à l’analyse des formes sociales de l’économie, l’auteur montre combien il s’efforce constamment d’articuler cette face sociale formelle de l’économie (l’analyse des catégories économiques : la valeur, le capital, la marchandise, la plus-value…) avec sa face matérielle (la valeur d’usage, la nature, les besoins concrets).

Cette face matérielle a un aspect transhistorique : la nécessité pour toute société humaine de transformer la nature pour subvenir à ses besoins. L’ensemble de ces échanges incessants d’énergie et de ressources sans lesquels un corps social ne peut pas plus se maintenir en vie qu’un organisme, Marx le nomme à partir de 1851 « métabolisme », un terme emprunté aux sciences de la vie. Cet emprunt signale déjà l’attention de Marx à la dimension matérielle de l’économie : s’il est indispensable de comprendre l’économie comme un ensemble de rapport sociaux, il ne faut jamais oublier que même l’économie capitaliste obsédée par la valeur économique reste une activité de transformation de la nature. L’idée de métabolisme implique celle de transformation incessante de matière et d’énergie pour maintenir la substance et l’organisation interne du corps vivant : une plante, un animal a besoin de consommer constamment de l’énergie et des nutriments pour maintenir son haut degré d’organisation, et d’excréter en retour des déchets, toxiques pour lui ou inassimilables. Comme le souligne Marx lui-même, le renouvellement des différentes parties du corps biologique obéit à des temporalités distinctes selon qu’il s’agit de parties fixes et structurantes, comme le squelette, ou de fluides exigeant un renouvellement ou un enrichissement constant, comme le sang. De même, l’organisation économique d’une société a pour effet la transformation de la nature par le travail humain, la préservation plus ou moins durable de son organisation et l’excrétion de déchets, et les facteurs de production (le capital) sont fixes et structurants (le capital fixe : infrastructures, machines, usines…) ou circulants (matières premières, travail humain…).

Saïto montre bien comment Marx emprunte ce terme au matérialiste Roland Daniels, dont il a lu et critiqué l’ouvrage Mikrokosmos, avant de le retrouver dans sa lecture assidue du chimiste Justus von Liebig (77 sq.). Mais contrairement aux matérialistes « scientifiques » comme Daniels, et conformément à sa méthode, Marx entend s’intéresser à la transformation des formes historiques déterminées que prend ce métabolisme, et en particulier à la forme problématique qu’il prend dans la société capitaliste. Celle-ci se caractérise en effet notamment par le profond dérèglement qu’elle fait subir à la relation entre les sociétés et leur milieu de vie, d’abord par cette rupture du lien avec la terre dont nous avons parlé, ensuite par l’incapacité d’un mode de production qui ne vise que l’accroissement de la valeur économique à prendre sérieusement en compte les limites physiques du monde.

Si l’ouvrage de Saïto est intitulé La nature contre le capital, c’est qu’il montre à quel point Marx est attentif à la façon dont les limites physiques de la nature (temporalité des cycles de reproduction du vivant, épuisement des sols agricoles, difficulté d’accès aux ressources minières, distances physiques, etc.) sont autant de points de résistance au processus d’accroissement virtuellement sans limite du capital.

Au fur et à mesure que la productivité augmente et que les matières premières (comme le coton et le fer) et les matières auxiliaires (comme le charbon et l’huile) demandent à être remplacées plus vite et en plus grande quantité, l’instabilité de la production s’accroît. Les mauvaises récoltes ou l’épuisement du sol et des mines peuvent nuire à l’accumulation du capital et même tout bonnement interrompre la production. (…) Marx pointe la possibilité d’une crise économique due pour partie au fait que le procès de production dépend de la nature, et pour une autre à la pulsion d’accumulation non régulée du capital. Alors que la rotation du capital est, par elle-même, un mouvement purement formel de la valeur, dans le monde réel, sa face matérielle a nécessairement un effet déterminant (…). Marx découvre un potentiel de crise qui découle de l’incapacité capitaliste à maîtriser totalement la nature.

Saïto, p.105-106

Évidemment, ces limites sont mouvantes, et le capitalisme n’a de cesse de tenter de les surmonter. Il y parvient en partie : en déployant de nouvelles techniques de culture ou d’extraction (les hydrocarbures non-conventionnels, beaucoup plus coûteux à exploiter, qui ont compensé ces dernières années la baisse de production des hydrocarbures conventionnels), des moyens de transport toujours plus rapides, en exploitant de nouvelles terres, par l’innovation technologique… C’est ce que Marx nomme « l’élasticité » du capital, assise sur « l’élasticité » des ressources naturelles qui lui sont incorporées : on peut repousser bien des limites physiques apparentes par l’exploitation plus intensive et extensive du même stock de ressources, par exemple du même hectare de terre agricole en usant d’engrais et de pesticides de synthèse toujours plus performants ou en plus grande quantité. C’est ce qui permet à de nombreux économistes de croire à la continuation à plus ou moins long terme de la croissance (sinon à la croissance infinie) grâce à d’imprévisibles innovations technologiques. Mais cette élasticité n’est pas infinie, et le mouvement automatique du capitalisme n’est pas capable d’en saisir les limites car il n’a pas d’autre logique que sa propre valorisation illimitée :

Certes, le capital surmonte toujours les barrières auxquelles il se heurte, mais précisément du fait qu’en recherchant des matières premières, des matières auxiliaires et des énergies profitables, il exploite les forces de la nature sans y mettre aucune mesure, il approfondit les contradictions à un niveau global, comme en témoignent la déforestation massive en Amazonie, la contamination de l’eau, du sol et de l’atmosphère par l’industrie extractive en Chine, la marée noire dans le golfe du Mexique, ou la catastrophe nucléaire de Fukushima.

Malgré de multiples innovations créatrices et des progrès technologiques fulgurants, le capital mène donc à des perturbations de plus en plus sérieuses du métabolisme entre genre humain et nature, et rend nécessairement plus difficile le libre développement durable de l’individualité humaine.

Saïto, p. 108

Les travaux du Shift Project de Jean-Marc Jancovici (vidéo) et la critique du techno-solutionnisme déjà abordée ici montrent à quel point nous sommes aujourd’hui aux limites extrêmes de cette élasticité, alors que les énergies fossiles sur lesquelles notre monde tout entier s’est construit vont venir à manquer. Il ne faudrait pas toutefois en conclure à la fin inéluctable du capitalisme par manque de ressources :

Pour dire les choses carrément, le capital peut, en principe, continuer à accumuler dans n’importe quelles conditions naturelles, si dégradées soient-elles, aussi longtemps qu’on n’en est pas arrivé à l’extinction complète de la vie humaine.

Burkett, 2014, cité par Saïto, p. 108

Même dans un monde à la Mad Max, les acteurs privés détenteurs des machines à désaliniser l’eau de mer, des fermes photovoltaïques ou des barrages hydroélectriques, de ce qui restera de carburant ou de terres agricoles exploitables pourront continuer à valoriser leur capital (éventuellement au prix, économiquement indifférent, de millions de morts), et surtout, comme le montre bien ce chapitre et mieux encore le suivant, ne pourront pas faire autrement, car il ne s’agit pas ici de la vertu personnelle des actionnaires et des dirigeants, mais de la logique concurrentielle et accumulatrice inévitable du capital.

3. « Le Capital comme théorie du métabolisme »

Dans toutes les formes de société, les êtres humains doivent trouver des moyens d’assurer le métabolisme entre l’homme et la nature, à l’intérieur des limites suivantes. 1) La production des biens utiles à la vie exige du travail, c’est-à-dire une dépense d’effort physiologique humain permettant une transformation consciente des matières naturelles. Comme l’écrit Marx dans Le Capital (reprenant William Petty), la richesse matérielle « a pour père le travail et pour mère la terre1Cité par Saïto, p. 114.« . 2) La somme de travail humain disponible dans une société donnée est toujours une quantité finie, et il faut donc distribuer de manière efficace le travail, puis les produits du travail.

Dans les sociétés qui ne sont pas essentiellement marchandes, cette répartition peut se faire (plus ou moins efficacement) de manière volontaire en fonction des besoins concrets : le travail y est d’emblée une activité sociale, puisqu’on produit ce dont on sait que d’autres en ont besoin, dans les quantités et sous les formes concrètes dont on sait qu’elles sont nécessaires au métabolisme social. De telles sociétés ne sont pas nécessairement écologiquement durables, mais rien dans leur mode d’organisation sociale ne les empêche de tenir compte des paramètres écologiques, en ne chassant que de manière à permettre la reproduction de l’espèce par exemple.

Dans les sociétés marchandes, la manière de répartir le travail et ses produits change et pour ainsi dire s’inverse, comme le montre Marx dans son analyse célèbre de la marchandise, au début du Capital. Dans ces sociétés, le travail est essentiellement privé et non plus social : chaque travailleur (ou atelier, entreprise) produit dans son coin des biens dont il espère qu’ils seront jugés utiles et désirables sur le marché de tous les biens produits de manière privée. La répartition du travail et des produits se fait donc, non par l’organisation consciente de la production en vue de la préservation du corps social, mais par la concurrence et l’échange sur le marché. Les produits du travail y sont échangés comme des « marchandises », comparables par leur valeur économique et non par les propriétés concrètes qui les rendent utiles. Les marchandises : un kilo de tomates, une heure de cours d’anglais, un Paris-Brest (en train ou chez le pâtissier) semblent dotées de manière intrinsèque d’une valeur économique qui les rend comparables (et qui exprime en réalité pour Marx, comme Smith et Ricardo, la quantité de travail socialement nécessaire à leur fabrication : c’est la théorie de la valeur-travail). Ici apparaît le premier écueil écologique : dans la société marchande, la seule médiation qui permet la répartition du travail global et la distribution du produit global de ce travail est la valeur économique, puisque l’échange de marchandises selon leur valeur est le seul moment où les producteurs entrent en contact. Les conditions concrètes du travail et les effets de ce travail sur la biodiversité ou les ressources naturelles « ne sont pris en compte qu’accessoirement dans leur rapport à la valeur, bien qu’ils continuent, comme toujours, à être les facteurs matériels essentiels et à coopérer dans le procès de production. » (123)

On pourrait proposer l’illustration suivante de cette différence : si l’agriculture d’irrigation des cités-États mésopotamiennes a fini par rendre les sols stériles en les salinisant, c’est par ignorance du phénomène ou par incapacité à inventer des méthodes d’agriculture alternative. Si l’agriculture intensive actuelle épuise les sols, ce n’est ni par ignorance, ni par absence d’alternative, mais parce que seule la production de valeur économique en dirige le développement, tout le reste (y compris les conditions de vie des agriculteurs) devant être subordonné à cette extraction de valeur. Ce qu’il faut produire, ce sont d’abord des marchandises échangeables sur des marchés, et non des légumes dotés de qualités nutritives, des animaux élevés de manière respectueuse, des terres préservées qui seront toujours cultivables pour des siècles. Cet épuisement est constamment compensé par l’invention de nouveaux engrais et pesticides et surtout l’accroissement des quantité utilisées, l’utilisation de semences OGM, ou la mise en culture de terres nouvelles (par la déforestation par exemple), mais il n’y a aucune raison de croire que cela pourra continuer indéfiniment et sans perturber toujours plus gravement les milieux naturels (en tuant les dernières abeilles qui résistent, par exemple : en Chine, leur absence est déjà compensée tant bien que mal par des pollinisateurs…humains : article).

bird s eye view of river in middle of green fields

Mais il faut, pour ne pas en rester à ces généralités sur l’exploitation de la nature pour le profit, comprendre comment l’apparition du capital structure définitivement l’économie marchande pour la rendre intrinsèquement anti-écologique – ce que Kohei Saïto fait en suivant de très près le texte marxien, là où on se contente ici d’en rappeler quelques grands traits. Dans l’économie capitaliste développée, « la valeur n’est plus une simple « médiation » de la production sociale, mais devient son « but » en tant que tel. Ce faisant, le capital met en danger la poursuite du métabolisme entre genre humain et nature en le réorganisant de fond en comble dans la perspective d’une extorsion maximale de travail abstrait. » (139) Le capital, c’est en effet la valeur non plus comme moyen d’échange mais comme « sujet automatique » de l’économie moderne, un sujet qui se meut lui-même et tend sans jamais s’arrêter à sa propre valorisation quantitative. Le capital n’est pas le moyen mais la fin de l’économie, qui n’a plus pour but et pour moteur que la dynamique incessante par laquelle le capital s’accroît en changeant de forme, passant continuellement par les formes « argent » et « marchandise », « tout en se conservant et s’étirant dans ce mouvement », selon la formule de Marx (140).

Contrairement aux lectures critiquées par Saïto, ce n’est pas Marx, mais le capitalisme qui se meut dans un univers de purs rapports sociaux déconnectés de la réalité matérielle, et néglige ce faisant les dimensions concrètes de la production : le travail concret, les besoins et la nature. Ceux-ci ne sont pas totalement ignorés, dans la mesure où comme on l’a dit la face matérielle résiste souvent à la valorisation illimitée du capital – par la raréfaction d’une ressource, son cycle de reproduction trop lent pour la temporalité économique, ou par la révolte des travailleurs contre leurs conditions concrètes d’existence. Mais ils sont très largement négligés et écrasés au profit du capital et de « sa pulsion aveugle et démesurée, sa bestiale fringale de surtravail » (Marx cité p.141), qui exige d’étendre et d’intensifier sans cesse l’extraction de valeur par l’exploitation du travail humain abstrait. Comme seul l’intéresse ce travail humain abstrait, détaché de toute particularité concrète, le travail humain comme marchandise indispensable à la production de valeur, le capital ne peut obéir à une autre logique que celle de l’exploitation des êtres humains et de la nature – indépendamment là encore, insistons-y, de toute vertu ou intention morale des capitalistes, qui ne peuvent en aucun cas dompter le capital devenu une force « automatique », qui se meut elle-même.

La concurrence avec les autres capitalistes les contraint à agir ainsi s’ils veulent persévérer dans leur être capitaliste, ne pas perdre leur propriété, ne pas être ruinés. En ce sens, il leur apparaît rationnel d’obéir à cette fringale du capital. (…) La première devise des capitalistes est en effet : « Après moi le déluge ! »

Saïto, p. 145

La résistance des milieux naturels et du vivant à cette valorisation illimitée est, comme la résistance des travailleurs humains, à la fois inévitable et très « élastique » : en repoussant toujours plus loin ces limites par la techno-science ou l’intensification de l’exploitation, le capitalisme fait croire à sa propre durabilité, tout en aggravant continuellement la destruction des bases matérielles dont il dépend.

Le capital ne se pose pas de questions sur le temps que vivra la force de travail. Ce qui l’intéresse, c’est uniquement et exclusivement le maximum de force de travail qui peut être dégagé en une journée de travail. Il atteint ce but en diminuant la longévité de la force de travail, comme un agriculteur cupide obtient un rendement accru de son sol en le dépossédant de sa fertilité.

Karl Marx, Le Capital, cité par Saïto, p. 150

De même que Marx a inlassablement milité pour l’encadrement de la journée de travail, qui ne pouvait être qu’imposé de l’extérieur aux capitalistes en concurrence les uns avec les autres, la logique conduit à exiger qu’on leur impose le respect des limites naturelles, préalable urgent aux combats futurs pour une transformation en profondeur des institutions économiques (on peut lire en ce sens la constitutionnalisation de la « règle verte » proposée dans le programme de la France insoumise, l’impératif écologique devenant ainsi un principe supérieur imposé à toutes les entreprises du pays). Si elles n’ont pas d’effet sur le procès de valorisation du capital,

(le capitaliste) reste indifférent aux conséquences fatales qu’il inflige à la nature et ne compense pas les dégâts causés à l’environnement, étant donné que, selon sa logique de l’échange entre équivalents, sa façon de procéder est parfaitement justifiée dans la mesure où il paye tout ce qui est valeur marchande. C’est là qu’on voit que la valeur n’est en fin de compte pas un critère à qui se fier pour guider une production durable.

Saïto, p. 155

On peut critiquer à partir de cette analyse les tentatives (infructueuses) de régler le problème écologique en l’intégrant à la valeur économique, par la prise en compte du « prix du carbone » ou l’intégration des « externalités négatives » (pollutions, destruction d’écosystèmes…) dans le calcul de la valeur économique : c’est accepter la subsomption de la totalité de l’activité sociale de production sous le règne de la valeur et de son accroissement continu dans le capital, pour tenter d’atténuer les effets inévitables d’un mode de production aussi intrinsèquement anti-écologique qu’il est anti-social.

bird s eye view of landfill
Photo by Tom Fisk on Pexels.com

En conclusion de cette première partie, on peut donc dire que Kohei Saïto parvient à proposer une lecture cohérente et convaincante de Marx comme penseur constamment attentif non seulement aux rapports sociaux de production, mais aussi à la manière dont la transformation de ces rapports sociaux transforme également le rapport des êtres humains à la nature, jusqu’à perturber en profondeur le métabolisme qui permet aux sociétés de durer. Loin d’y être lui-même aveugle, Marx met en évidence le décalage dévastateur entre une logique sociale formelle, celle de la concurrence et de la valorisation continue du capital, et ses effets matériels concrets : la destruction du monde naturel et l’exploitation brutale des travailleurs. L’impossibilité pour le capitalisme de s’autoréguler, même face aux désastres écologiques, en est éclairée, et Marx lavé des accusations réflexes d’optimisme prométhéen et d’admiration naïve pour la maîtrise de la nature par l’industrie techno-scientifique.

On peut ainsi trouver dans la critique de l’économie politique classique de Marx, non certes la totalité, mais du moins les fondements de la nécessaire critique d’une économie dominante incapable d’intégrer les flux d’énergie (essentiellement fossile) et de matière (de stocks limités) qui entrent de manière constante et toujours plus importante dans le procès de production. L’idée de métabolisme permet de comprendre le caractère thermodynamique de toute société : une société, de même qu’un corps vivant organisé ne peut maintenir son haut degré d’organisation qu’en dégradant de l’énergie et de la matière autour de lui2On nomme en physique « structures dissipatives » de tels systèmes, résistant en apparence (mais en apparence seulement) au principe d’accroissement de l’entropie.. Après la mort de Marx, l’utilisation croissante du pétrole a ainsi fourni à l’économie américaine, puis mondiale un flux continu et bon marché d’énergie très concentrée, augmentant de manière inouïe notre capacité de transformation du monde physique et la complexité interne de nos sociétés, tout en rejetant dans l’atmosphère une quantité de gaz à effets de serre telle que le climat planétaire en est déréglé. Côté économique, le capitalisme ne peut rompre avec la croissance occasionnée par cette formidable quantité d’énergie. Côté matériel, la division mondiale du travail et l’organisation hyper-complexe de nos industries, de nos villes, de nos sociétés entières ne peut survivre sans ce flux continu et même toujours croissant d’énergie, alors même que celle-ci va décroître et qu’il faudrait la faire décroître bien plus vite encore. Pourtant, la principale réponse du capitalisme mondialisé au pic du pétrole américain (au début des années 1970), puis au pic du pétrole conventionnel tout court (2006) a été d’exploiter des hydrocarbures non-conventionnels très polluants, et de développer un système financier boursouflé pour permettre une accumulation de capital sans commune mesure avec l’économie réelle, et totalement incapable de tenir compte des désastres environnementaux qu’il cause ou favorise (comme le rappelle régulièrement Gaël Giraud, ici en vidéo). Des preuves supplémentaires de l’élasticité des limites matérielles et de l’inventivité du capital, dont il ne faut surtout pas attendre qu’il s’effondre de lui-même sous le poids de ses contradictions écologiques, car si cela se produit jamais, ce sera beaucoup trop tard.


0 commentaire

Laisser un commentaire

Avatar placeholder

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.